Il y a de l’art partout. Des photos surtout, de petits objets, un dessin avec « Papa » même, le tout accroché de manière aléatoire aux murs en parpaing et posé sur le moindre meuble de ce petit bureau anonyme du premier étage de la tour F au Luxair Cargo Center à Findel. David Arendt, le directeur du Luxembourg Freeport est un amateur d’art, il l’a toujours été, il fréquentait les vernissages lorsqu’il occupait son précédent poste de directeur financier chez Cargolux. Il ne restera plus dans ces bureaux qu’une petite centaine de jours, le 17 septembre ouvrira le Luxembourg Freeport, à deux pas de là. Le chantier est en voie d’achèvement, dans les temps et dans les budgets, quelque 55 millions d’euros investis pas la société Eurasia Investment dans ces 22 000 mètres carrés conçus par le bureau 3BM3 de Genève.
Et parce que David Arendt a cette sensibilité pour l’art contemporain, il a fait décorer un des grands murs du foyer central par une fresque de 26 mètres de long conçu par le street artist portugais Vhils. Et il se met à rêver lorsqu’il parle des retombées concrètes que pourrait avoir le Luxembourg Freeport sur le paysage artistique luxembourgeois : « Je rencontre sans cesse des acteurs qui ont des idées de produits et services novateurs dans le domaine de l’art et qui sont intéressés par le Freeport. Nous pouvons être des catalyseurs pour attirer ces gens-là au Luxembourg. » Des maisons de vente aux enchères qui voudraient se spécialiser dans le domaine des nouveaux médias par exemple. Ou des sociétés qui voudraient offrir des systèmes de track & trace, le marquage d’œuvres pour les protéger contre ou retrouver en cas de vol ; la certification de l’art numérique ou des assurances voulant offrir des protections contre toutes sortes de litiges en rapport avec une œuvre qu’ils ont acquise, par exemple s’il s’avérait qu’il s’agit d’un bien spolié… « L’intérêt que rencontre notre Freeport est énorme, plus la date d’ouverture approche, plus on nous sollicite. En ce moment, nous organisons beaucoup de visites des lieux », raconte David Arendt.
Bien que le Freeport offre des espaces de stock-age hautement sécurisés, expressément conçus pour l’art d’aujourd’hui, disposant par exemple d’espaces pouvant accueillir de grands volumes – « on pourrait même entreposer des sculptures de Richard Serra » –, voire, dans ses deux data centers sécurisés, des œuvres numériques, ses clients ne seront pas des particuliers, ni des collectionneurs privés, ni des institutions. Mais ses clients seront des entreprises de transport, Spediteure en allemand, spécialisés dans la gestion et le transport de collections. Le principal locataire, Natural Le Coultre d’Yves Bouvier, est aussi l’investisseur qui fait construire le port franc. Il exploite déjà des structures similaires à Genève et à Singapour. « Nous espérons nous approcher le plus possible de cent pour cent d’occupation d’ici septembre », affirme David Arendt. Il en serait actuellement à plus de 80 pour cent. Au final, il aura une douzaine de clients, qui auront obligatoirement un agrément de la part de l’administration des Douanes.
Par la loi du 28 juillet 2011, le Luxembourg a introduit un « régime particulier suspensif de TVA » qui permet aux biens – œuvres d’art, voitures de collections, métaux précieux… – entreposés au Freeport d’être exonérés de TVA à l’importation – jusqu’au moment où ils seront vendus. Si un collectionneur possédait vingt Picasso, il serait par exemple tout à fait concevable, imagine David Arendt, que ces œuvres soient prêtées à un musée luxembourgeois afin d’y être exposées, « parce que je ne voudrais surtout pas que le port franc soit un cimetière pour l’art ». « Je vois mal un directeur de musée refuser une telle offre, réagit Jo Kox, coordinateur des Stater Muséeën, à cette proposition. Mais jusqu’à présent, le projet demeure assez mystérieux pour nous. En règle générale, la majorité des collectionneurs préfèrent demeurer anonyme et ne pas trop afficher leurs collections. » Il se souvient que le groupement avait été approché pour que les musées deviennent clients du Freeport, par exemple pour louer des espaces de stockage pour leurs collections. Mais les prix étaient prohibitifs par rapport aux stockages existants.
La grande peur, le grand tabou entourant le port franc est le reproche ou, et c’est déjà suffisant, le soupçon de servir de subterfuge pour toutes sortes de fraudes fiscales. La presse économique internationale regorge d’enquêtes sur les pratiques des ports francs suisses en ce moment, notamment celui de Genève, que la Cour des comptes helvète vient de mettre au pilori, dans un rapport spécial, pour l’opacité et les soupçons d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent et de trafic de biens culturels. « Ports francs : les derniers paradis fiscaux suisses » titrait ainsi Mediapart le 8 juin. « Vous savez, le monde de l’art n’est absolument pas réglementé, tout le monde peut ouvrir une galerie ou se dire expert », concède David Arendt, qui se veut rigoriste dans son approche. Et souligne que le cadre légal luxembourgeois est plus solide que celui d’autres pays. Son métier à lui sera de surveiller ses clients, donc les transporteurs, qui, eux, auront à charge de contrôler leurs propres clients. Il reviendra aux banques qui interviennent dans les transactions de vente ou d’acquisition de biens de veiller à l’application de la législation sur le blanchiment d’argent en vigueur depuis 2004. Une responsabilité en cascade donc, dans laquelle « tout le monde doit jouer son rôle ». Après, ce ne sera pas à l’exploitant du Freeport de remonter jusqu’à l’origine de l’argent qui aura servi à acheter un tableau valant plusieurs millions d’euros, souligne David Arendt.
Pour le galeriste Alex Reding, l’ouverture du Freeport est une réelle opportunité pour la scène culturelle luxembourgeoise, « parce que la culture et l’économie sont toujours liés et l’arrivée de nouveaux acteurs privés peut être une aubaine pour les musées qui, en période d’austérité financière, doivent réduire leurs programmations artistiques ». Pour lui, ce sont surtout les collectionneurs et entreprises de service que le Freeport pourrait attirer qui apporteraient un plus à la scène locale, contribuant à sa professionnalisation. Cette dynamique ne peut toutefois pas être générée par le port franc tout seul, il y a en a beaucoup de par le monde, mais devrait être soutenue par une modification du régime de TVA sur l’importation et la vente d’œuvres d’art. L’administration est en train de plancher sur la réforme globale de la TVA telle qu’annoncée par le gouvernement ; si la vente d’œuvres d’art pouvait être exempte de la hausse générale de deux pour cent, cela apporterait un réel coup de fouet au secteur. « Cela attirerait des maisons de vente ou des galeries, affirme Alex Reding, et celles-là auraient alors intérêt à organiser des expositions au Luxembourg, et, qui sait, peut-être même à s’intéresser aux artistes autochtones. » Selon le galeriste, l’art reste encore trop souvent à un niveau amateur au Luxembourg. Le Freeport pourrait apporter un peu de professionnalisme international dans le secteur.