L’ABBL, c’est moi, badinait Lucien Thiel, qui fut jusqu’en 2004 (avant de passer à la politique dans le camp du CSV dont il est un des députés) le charismatique directeur du plus puissant lobby patronal du pays. Son successeur Jean-Jacques Rommes incarne à son tour, et presque lui tout seul, l’association des banquiers. S’il a pu devenir la figure tutélaire de l’organisation – il est celui par exemple qui accorde les interviews et donne les points de presse – c’est bien parce que la personnalité qui doit en principe tenir le rôle représentatif à l’extérieur, n’est pas parvenue à faire le poids, imposer sa marque de fabrique, ni d’ailleurs à prendre la véritable mesure que la fonction de président d’une association bancaire d’une place financière internationale implique. Il n’a pris et voulu du poste que le titre et les honneurs, encore qu’il ait perdu en prestige au cours des deux dernières décennies. Jean Meyer (lire ci-contre) a vécu à l’ombre du directeur général de l’ABBL, alors que le contraire aurait été de mise.
Les banquiers luxembourgeois ne peuvent en vouloir qu’à eux-mêmes d’avoir successivement placé à la tête de leur association des figures sans grande envergure, ni personnalité, pour la plupart des préretraités sans vision auxquels on donnait la présidence de l’ABBL comme on accorde un lot de consolation, en échange par exemple d’un effacement en douceur de la direction opérationnelle des affaires.
Le successeur de Jean Meyer échappera-t-il à la fatalité ? La personnalité des deux candidats à briguer le poste, l’Allemand Ernst Wilhelm Contzen, 62 ans, administrateur délégué de la Deutsche Bank Luxembourg, et le Luxembourgeois Carlo Thill, de cinq ans son cadet, co-patron de BGL BNP Paribas, et le fait que pour la première fois, on se bouscule au portillon, plaideraient pour un regain de crédibilité de cette présidence. Le choix se fera vendredi 30 avril lors de l’assemblée générale. Signe sans doute que les maisons-mères des banques installées au Luxembourg, autrefois si passives, prennent maintenant au sérieux l’importance d’une ABBL, et la nécessité de replacer l’organisation au cœur de la stratégie de développement du centre financier luxembourgeois et ne plus en être un appendice périphérique, tout juste bon à négocier les conventions salariales dans le secteur.
La double candidature pourrait d’ailleurs déboucher sur un arrangement de dernière minute qui mettrait pour la première fois depuis le précédent belge de Constant Franssens, un étranger à la tête de l’association et un homme du sérail à la vice-présidence. Carlo Thill se verrait ainsi sur un strapontin en attendant que Ernst Wilhelm Conzen (qui a refusé tout net de faire de la figuration à la vice-présidence), en fin de carrière à la Deutsche Bank, tire sa révérence et lui cède le fauteuil à l’ABBL, après y avoir œuvré trois ans. C’est le deal qui se profile dans les coulisses, bien que les jeux ne soient pas encore faits. « Il y aura du suspens jusqu’au bout », pronostique un proche du dossier. On ne connaît pas par exemple la position qu’adopteront les banques françaises, gros employeurs de la place et dont le vote pondéré en fonction du nombre d’employés pèsera lourd, qui pourraient être tentées de donner leurs voix à un représentant de BGL BNP Paribas, qui est devenue une banque française, même si l’État en détient une participation importante.
On ne sait pas non plus quelle sera la position des membres « non-banquiers », comme les cabinets d’audit et de consultants et les grandes firmes d’avocats dont le vote pourrait faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Les big four, membres de l’ABBL, regroupent quelque 5 000 personnes. Leurs voix ne compteront donc pas pour du beurre. Il n’est pas garanti non plus que le puissant groupe des banques allemandes votera pour le candidat allemand, qui est loin de faire l’unanimité dans le clan des germanophones.
Pour l’heure, chacun des deux candidats fait sa campagne pour s’assurer de faire le plein de voix. L’Allemand est donné vainqueur, mais rien ne dit que les banquiers, qui lui ont donné leur soutien, ne vireront pas leur casaque lors du vote de vendredi. La question encore à trancher (les juristes s’y attèlent) reste la modalité du vote : ouvert ou secret ? Jusqu’à présent, et comme les banquiers s’entendaient à l’avance sur le nom d’un candidat, le président était acclamé par des applaudissements. La double candidature oblige l’ABBL a réfléchir sur le mode de scrutin. D’aucuns disent que si le vote devait être secret, le représentant de BGL BNP Paribas aurait une petite chance de l’emporter. Carlo Thill croit donc encore à sa bonne étoile, même si on assure en coulisse qu’il se serait résolu à accepter la vice-présidence. Si les banquiers étrangers affichent leur préférence pour un candidat de rupture, manifestant ain-si leur « raz-le-bol pour la bande des Luxos », qui se partage à tour de rôle les commandes de l’ABBL depuis sa création (tournante entre KBL, BIL et BGL), ils ne craignent pas moins qu’en confiant les rênes au peu consensuel Ernst Wilhelm Contzen, celui-ci conduise une politique de changement radicale. Un chantier qui aurait dû être entamé il y a longtemps.
Le patron de la Deutsche Bank Luxembourg, en poste depuis douze ans, a promis de s’attaquer à la gouvernance de l’ABBL et d’en réduire le nombre de comités et commissions pour rendre son travail plus efficace. Ça fait un peu peur à ses pairs, bien que le mal soit nécessaire pour conserver la cohésion de ses membres. L’organisation serait au bord de l’implosion, avec des métiers qui ne se sentent pas servis comme ils le devraient. C’est le cas du private banking, secteur d’activité qui doute de son avenir et dont on dit que la disparition inéluctable du secret bancaire ferait perdre la moitié de ses actifs et provoquerait un effet boule de neige sur les autres activités de la Place financière et l’emploi. On a parlé très sérieusement de la perte de 10 000 emplois et aucune alternative viable pour compenser le manque à gagner avec de nouveaux créneaux pour l’économie luxembourgeoise.
La création en juillet 2007 du Private Banking Group, « cluster » dédié à la gestion de fortune, avait empêché l’éclatement de l’ABBL et la création, comme c’est déjà le cas en Suisse, d’un club de banquiers étrangers, servant leurs propres intérêts. Comme le signale Lucien Thiel, il est assez symptomatique de voir que le précédent d’un président étranger à l’ABBL (de 1979 à 1981), avec le Belge Constant Franssens avait précisément permis à l’organisation bancaire de faire diversion et de couper l’herbe sous les pieds de certains de ses membres étrangers qui menaçaient déjà de faire sécession. C’est d’ailleurs à cette époque que fut créé l’International Bankers Forum, club de discussions de la communauté financière internationale en poste au grand-duché.
L’ABBL a jusqu’à présent échoué à fédérer les intérêts des différentes branches de la place financière : ses membres non bancaires restent limités et le secteur des fonds d’investissement a fait bande à part depuis des lustres avec l’Alfi – qui ne montre d’ailleurs aucun état d’âme à mettre un étranger à sa tête. L’association des banquiers peine à contrôler les électrons libres de la communauté financière, qui réclament des changements, mais surtout une vraie stratégie de place, capable d’assurer la pérénnité de l’industrie bancaire et de ses emplois. L’association Profil, qui restera présidée par Jean Meyer jusqu’à décembre 2010 (à moins que le nouveau président de l’ABBL n’en décide autrement), devait tenir ce rôle, mais n’a rien fait depuis plus d’un an et demi.
Les espoirs (et les craintes)reposent désormais sur le Haut comité de la place financière, piloté par le ministre Luc Frieden, et qui élabore, avec les professionnels, une stratégie de place digne de ce nom. Encore faudra-t-il que la « base » en accepte le modèle.
Ernst Wilhelm Contzen est dans les bonnes grâces du gouvernement, mais la proximité dont se vante lui-même l’Allemand avec les hommes du pouvoir est sans doute exagérée. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker n’avait qu’un « copain » banquier qu’il tutoyait. Et ce n’était pas le patron de la Deutsche Bank Luxembourg.
Il est certain toutefois qu’un Ernst Wilhelm Contzen sera en mesure de tenir tête aux dirigeants politiques du pays, notamment au ministre CSV des Finances Luc Frieden, qui cherche en douceur à faire contribuer les banques à la sortie de crise et ne dédaignerait pas imposer une taxe pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État. La candidature de Carlo Thill souffre d’un handicap majeur, susceptible d’entacher sa neutralité face au pouvoir : l’État luxembourgeois est actionnaire de sa banque, même si cette participation ne sera pas éternelle. Or, la tournante entre les grandes banques « luxembourgeoises » a toujours exclu qu’un représentant de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État prétende au poste suprême.
S’il ne fait pas de doute que le secret bancaire va bientôt faire partie de l’histoire (la transmision de données qui passent par l’étranger en met d’ailleurs déjà la portée en question) et qu’on ne parlera bientôt plus que de droit à la confidentialité des affaires, les banquiers ont tout de même besoin de temps pour se retourner, trouver de nouveaux débouchés aux affaires et muscler leurs compétences et la valeur ajoutée de la gestion privée made in Luxembourg. Les opérateurs du secteur n’ont pas réussi à trouver la parade en termes de diversification d’activités (vers l’Internet banking, par exemple).
Le patron de la Deutsche Bank Luxembourg s’est montré clair par le passé sur le secret bancaire, dont il est un des défenseurs. La communauté financière luxembourgeoise demande d’ailleurs un peu de temps à Luc Frieden avant qu’il ne cède à ses collègues européens et finisse par accepter de lever son veto à l’échange automatique d’informations au niveau européen.
Luc Frieden sera l’homme de la transition de l’après G20. Le nouveau patron de l’ABBL devra forcément en être le co-équipier.