Dans son rapport de 2011 sur la répartition des revenus, intitulé Toujours plus d’inégalité, l’OCDE constatait que dans les pays membres le fossé entre les riches et les pauvres n’avait cessé de se creuser au cours des trois décennies précédant 2008, jusqu’à atteindre un niveau record. Un nouveau document, publié le 15 mai dernier, montre une aggravation de la situation du fait de la crise, qui a amoindri les revenus bruts perçus par les ménages, provoquant également un accroissement rapide des inégalités et de la pauvreté. Grâce aux systèmes d’impôts et de transferts sociaux, renforcés par des politiques de relance, il a été possible d’atténuer une partie du choc. Mais la persistance des difficultés économiques, avec notamment leurs effets sur l’emploi, et les politiques d’austérité budgétaire mises en place dès 2010 font craindre que les personnes les plus vulnérables de la société soient frappées encore plus durement.
Entre 2007 et 2010, la crise a provoqué une baisse d’environ deux pour cent par an, en termes réels, des revenus du travail et du capital dans la plupart des pays de l’OCDE. Certains ont été plus touchés que les autres, sous l’effet d’un chômage croissant : c’est le cas en Islande, en Grèce, en Estonie, au Mexique, en Espagne et en Irlande (baisse de cinq pour cent ou plus par an). Les salaires n’ont augmenté que dans un petit nombre de pays, comme la Pologne et le Chili, et dans une moindre mesure, en Slovaquie, en Allemagne et en Autriche.
Parallèlement, l’inégalité dans la répartition des « revenus primaires » (c’est-à-dire avant redistribution) a augmenté de manière inédite, puisqu’elle a crû davantage au cours de ces trois années que pendant les douze années précédentes. Elle s’est surtout aggravée dans les pays ayant enregistré les plus fortes baisses du revenu moyen tels que l’Irlande, l’Espagne, l’Estonie, le Japon et la Grèce, mais aussi la France et la Slovénie. En revanche, elle a diminué en Pologne et aux Pays-Bas.
Heureusement les transferts sociaux et la fiscalité ont, comme prévu, joué un rôle de stabilisateur. Au cours des récessions, les dépenses de transferts sociaux augmentent car les gens sont plus nombreux à prétendre à des allocations de chômage ou à d’autres prestations. En outre, plusieurs pays de l’OCDE ont mis en place dès le début de la crise des plans de relance budgétaire pour dynamiser la demande et amortir les baisses de revenu des ménages, ce qui a amplifié ces effets redistributifs.
De fait, les transferts publics reçus par les ménages ont augmenté dans presque tous les pays de l’OCDE et leur contribution à la croissance du revenu disponible a été importante, permettant souvent de compenser voire de dépasser la baisse du revenu brut. De l’autre côté, le revenu effectif des ménages a aussi été préservé par la baisse des impôts directs et des cotisations de sécurité sociale. C’est notamment le cas en Nouvelle-Zélande, en Islande, en Grèce et en Espagne. En revanche, en Irlande, aux Pays-Bas et en Norvège, les impôts ont augmenté à mesure que le revenu brut baissait. Les impôts et les transferts ont également permis de réduire l’inégalité du revenu brut, du moins au cours des premières années de la crise. Ainsi, l’inégalité du revenu disponible a diminué un peu partout, particulièrement en Islande, au Portugal, en Nouvelle-Zélande et en Pologne. Mais elle a augmenté en Espagne, en Suède et en Israël, une évolution préoccupante car, selon l’OCDE, elle traduit les limites des instruments classiques de lutte contre les inégalités.
D’autre part, de grandes différences dans la répartition des revenus persistent d’un pays à l’autre. Les pays nordiques et ceux d’Europe centrale sont les plus égalitaires en termes de revenu disponible, tandis que les inégalités sont élevées au Chili, au Mexique, en Turquie, aux États-Unis et en Israël. À titre d’exemple, le rapport entre les revenus moyens des dix pour cent des plus riches et des dix pour cent des plus pauvres de la population était proche de dix dans toute la zone OCDE en 2010, oscillant entre environ cinq au Danemark et 29 au Mexique, soit près de six fois plus.
Il apparaît presque partout que le fardeau de la crise n’a pas été équitablement réparti entre les ménages aisés et les plus modestes. Dans 21 pays sur les 33 pour lesquels on dispose de données, les dix pour cent les mieux classés ont mieux tiré leur épingle du jeu que les dix pour cent les plus pauvres. Ces derniers ont, soit perdu davantage du fait de la chute des revenus, soit moins profité de la reprise. Au total, leur revenu a accusé une baisse de deux pour cent par an, alors que les dix pour cent classés en haut de la distribution en 2010 conservaient un revenu similaire à celui de 2007 (ce qui est aussi le cas en moyenne).
La baisse du revenu des plus défavorisés est encore plus marquée (jusqu’à -5 pour cent par an) en Europe du Sud (Grèce, Espagne, Italie), en Islande, en Irlande et au Mexique. Aux États-Unis, en Italie, en France, en Autriche et en Suède, les familles modestes n’ont pas été aussi affectées, mais il n’y a qu’en Australie et au Portugal, que leur revenu disponible a davantage augmenté que celui des ménages les mieux classés. Au moins dans sa phase initiale, la crise a eu un impact plutôt limité sur la pauvreté relative, c’est-à-dire la proportion d’individus ayant un revenu inférieur à la moitié du revenu médian national. Elle affecte environ onze pour cent de la population en moyenne dans les pays de l’OCDE, avec des différences marquées entre les pays. Les taux de pauvreté varient entre six pour cent de la population au Danemark et en République tchèque et 18 à 21 pour cent au Chili, en Turquie, au Mexique et en Israël.
Depuis plus de vingt ans, la pauvreté relative n’a cessé d’augmenter dans la plupart des pays de l’OCDE, en particulier chez ceux qui étaient alors les mieux classés. En Finlande, au Luxembourg et en République tchèque, le « taux de pauvreté » a augmenté de deux points environ. En Suède, son niveau en 2010 (neuf pour cent) était plus de deux fois supérieur à celui de 1995 (quatre pour cent). Sur deux décennies, elle n’a diminué que dans un petit nombre de pays comme le Chili, le Portugal, le Royaume-Uni ou l’Italie.
Si globalement la pauvreté relative n’a pas trop augmenté du fait de la crise (ce qu’on peut expliquer assez largement par une raison purement statistique), elle touche désormais des groupes de population différents, impactant particulièrement les enfants et les jeunes. Il y a désormais 13,4 pour cent d’enfants pauvres. Une augmentation moyenne de 0,6 point en trois ans, constatée dans 16 pays, avec des hausses dépassant deux points de pourcentage en Turquie, en Espagne, et même en Belgique.
Chez les jeunes, le taux de pauvreté est passé de 12,2 à 13,8 pour cent. Une hausse a été enregistrée dans 19 pays, notamment en Europe de l’Ouest (Espagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Irlande). Les seuls pays ayant connu une amélioration sont le Royaume-Uni et le Portugal (pour les enfants) et l’Allemagne (pour les jeunes, dont le chômage a été maîtrisé). En même temps, la pauvreté relative a reculé chez les seniors, passant de 15,1 à 12,5 pour cent. Vingt pays sur 32 ont été concernés par cette évolution (une hausse notable n’ayant été constatée qu’en Turquie, au Canada et en Pologne), surtout due au fait que les pensions de retraite ont été moins affectées par la récession et par les restrictions budgétaires. Mais une autre raison tient à ce que dans certains pays, une partie des retraités ont des revenus proches du seuil de pauvreté. En conséquence, quand le revenu médian baisse fortement à cause de la crise, comme leurs pensions sont plutôt stables, des retraités « pauvres » se retrouvent mécaniquement au-dessus du seuil. Un phénomène observé en Nouvelle-Zélande, en Espagne, en Irlande, en Islande et au Portugal. Au royaume des aveugles…