On va voir Cyrano de Bergerac comme on va écouter un opéra. Et on anticipe avec délectation les célèbres tirades comme on jouit par avance de ses grands airs préférés. La tentation est grande alors pour le metteur en scène de faire du « Regietheater » et d’écraser le nom de l’auteur par l’aura de sa propre réputation, en n’ayant pas peur de violer la pièce pour la mettre au soi-disant goût du jour. Au Grand Théâtre, vendredi dernier, apercevant, dès le lever du rideau, un Cyrano, sans cape ni épée, vieillissant et agonisant dans un asile, nous craignions donc le pire… et nous eûmes droit au meilleur.
À commencer par un Philippe Torrenton époustouflant et jubilatoire, mélancolique et exalté, hâbleur et séducteur, en un mot « bipolaire » comme on ne disait pas encore à l’époque de Rostand. Oublié Gérard Depardieu et son « wat eng Nues » qui ne s’appliqua pas, on se le rappelle, à la péninsule de Cyrano mais au vin luxembourgeois, égalé Jacques Weber et sa fougue extraordinaire dans la mise en scène non moins extraordinaire du regretté Jérôme Savary dans les années 80, reconvoqué Coquelin, le créateur du rôle qui porta, à une consonne près, le nom de Molière qui emprunta quelques vers au Cyrano historique. Le nez de Torrenton demande, semble-t-il, plus d’une heure et demie à la maquilleuse et déconstruit son visage plus qu’il ne le défigure. C’est une véritable corne d’abondance qui sert de réservoir aux alexandrins du poète qui coulent de source comme un catarrhe nasal, comme un perpétuel et étonnant éternuement. Torrenton est un torrent verbal et, en Gascon bon vivant, goûte les vers autant que les verres. Dans la tirade du nez, il casse les rythmes et la baraque, change les intonations, inverse les sentiments et, en faisant des bonnes plus que des tonnes, fait des pieds de nez à nos attentes complices, comme le remarqua en fin connaisseur l’ami Pit. Que les autres acteurs aient alors un (tout petit) peu de mal à suivre le rythme, quoi de plus naturel et excusable ?
Dominique Pitoiset, le metteur en scène, a donc transplanté l’action dans un asile, asile de vieillards, asile de fous, à moins que ce ne soit un asile de vieillards fous, de gérontopsychiatrie, où les trous de mémoire viennent troubler, voire embellir les souvenirs. Cette belle trouvaille permet à Pitoiset de débarrasser la pièce de ce qu’elle a de plus gênant, à savoir son côté cocardier et nationaliste, « bourrage de crâne », sans rien lui enlever de son pouvoir d’émotion et de sa mélancolie. Le patriote chauvin est en effet (excusez le pléonasme) un de ces aliénés qui peuplent les asiles, à l’image de tous ces doux dingues qui se prennent pour Napoléon. Par conséquent, la nostalgie, ce terrible mal du pays né d’un amour immodéré de la patrie, qui accable les Gascons lors du siège d’Arras, a été pendant des siècles considérée comme une des pires maladies mentales. N’oublions pas qu’Edmond Rostand a écrit son Cyrano dans une France revancharde, traumatisée par la défaite de 70 contre les Allemands, coupée en deux par l’affaire Dreyfus, ruinée par une économie exsangue. Ajoutons à cela qu’une bonne partie de l’action se déroule à l’Hôtel de Bourgogne et nous comprenons mieux alors le triomphe qu’a fêté la troupe du Théâtre national de Bretagne l’autre soir dans un Luxembourg lui aussi en crise, qui se pourfend « dans l’espoir vil de voir, aux / lèvres d’un ministre/ Naître un sourire, enfin, qui ne / soit pas sinistre ? » Le locataire de l’Hôtel de Bourgogne, premier de nos ministres, sait bien que, à l’image du nez de Cyrano, le plus peut parfois se révéler un moins, et les excroissances rhinologique, bancaire et fiscale souvent se muer en manque.
Cyrano de Bergerac est une pièce aussi bien politique que psychologique dont le héros manie la plume aussi bien que l’épée. Son « hippocampelephantocamélos » est aussi la métaphore d’un dérisoire phallus, et Roxane, « à l’insu de son propre gré », aime Cyrano non pas malgré sa protubérance, mais bien à cause d’elle. C’est donc in fine une pièce de malentendus autant que de malentendants où on ne sait jamais trop (à moins qu’on ne le sache trop bien) qui s’adresse quand et comment à qui. Fort logiquement, Maud Wyler campe alors une Roxane qui n’est pas une précieuse ridicule mais une exquise infirmière qui fait preuve d’abnezgation et qui se doute bien que ce roc, parapluie et paratonnerre, procure protection et tendresse, tout en préfigurant bien d’autres atouts cachés. C’est donc Cyrano, le nezvrosé, qui se trompe sur sa trompe, mais un homme de sa trempe, tout en faisant des trombes de diarrhées verbales, aura toujours les derniers maux. C’est la leçon que Rostand nous a voulu donner en faisant mourir un Cyrano blessée dans les bras de sa dulcinée.