Heimo Zobernig compte parmi les artistes autrichiens contemporains les plus importants et les plus renommés sur le plan international et crée depuis trente ans un œuvre qui se distingue par une stricte réduction des formes ainsi que par une approche analytique, voire scientifique, de l’art. Se situant entre œuvres d’art, objets de design, constructions architecturales et scénographies de théâtre, les pièces proposées par Zobernig sont le résultat d’une analyse des frontières qui existent entre arts appliqués et beaux-arts tout comme des courants d’arts modernes, tel que le suprématisme, le minimal art ou le concept art. L’exposition actuelle de Heimo Zobernig au Mudam, organisée en collaboration avec la Kestnergesellschaft à Hanovre, invite le spectateur non seulement à une découverte visuelle de sculptures ou de peintures de l’artiste. Elle incite aussi à une réflexion active et intellectuelle sur le rôle des artistes dans la société ainsi que plus généralement sur celui des musées en tant que plateforme d’exposition.
Pour l’accrochage et l’installation de ses œuvres, l’artiste s’est habilement servi de la construction symétrique des deux grandes salles du premier étage du Mudam : Dans l’une des ailes, les peintures ornent les murs et créent un vide au centre de la pièce ; dans l’autre, inversement, les objets occupent le sol, les murs restant nus. De la sorte, l’exposition souligne l’architecture aux formes pures d’Ieoh Ming Pei, la hauteur formidable des salles et les poutres du plafond qui rythment l’espace. Un petit descriptif à l’entrée fournit deux instructions capitales afin de déchiffrer l’œuvre : toutes les pièces sont « sans titre » et ordonnées dans l’espace de façon chronologique. L’œuvre se soustrait à toute référence qui pourrait conduire à une interprétation trop rapide et se manifeste au contraire comme une proposition claire et presque neutre dans l’espace.
C’est avec un regard intentionné et lucide qu’il faut approcher l’œuvre exigeante de Zobernig et s’attarder sur les détails qui agissent comme des indices et des pistes de lecture. Si les quinze peintures accrochées au Mudam semblent de prime abord être des toiles teintées en blanc et en noir de façon monochrome, on remarquera vite que la réduction de la couleur ne fait pas simplement référence à Malevitch et aux pionniers de l’abstraction radicale ou aux peintres minimalistes comme Ad Reinhardt ou Frank Stella. Certaines toiles sont peintes de façon plus rapide ; sur la plus récente (2013), un signe semble s’inscrire dans l’espace pictural. Sur d’autres, la couche de peinture est tellement fine que le châssis de la toile transparaît à travers le blanc, structurant la peinture et mettant à nu la construction artificielle qui se cache normalement derrière un chef d’œuvre.
Une autre toile est fixée à un support grâce à des charnières. Une fine ligne verticale indique qu’il s’agit de deux volets qui peuvent être ouverts à la manière d’un ancien retable ou d’un diptyque. L’artiste précise qu’il n’est pas nécessaire d’ouvrir physiquement les panneaux, mais qu’il suffit d’ouvrir la « fenêtre » – sur le monde – de façon mentale. Dans d’autres peintures, l’artiste a opéré avec une subtilité similaire. Derrière la couche de peinture blanche, un bleu ou un vert transparait. Parfois, cette seconde couleur n’est visible qu’à travers le reflet délicat sur le mur blanc et les côtés teintés de la toile. L’analyse des couleurs a d’ailleurs mené l’artiste à éditer un livre scientifique sur la théorie des couleurs (Farbenlehre en collaboration avec Ferdinand Schmatz).
L’interrogation sur les dispositifs des œuvres d’art et sur les mécanismes d’exposition se poursuit avec les objets-sculptures. Dans la deuxième salle, Heimo Zobernig a réuni 21 objets fabriqués en contreplaqué ou en carton qui évoquent tout d’abord l’idée de « meubles ». Évoquant des formes, toujours réduites à l’essentiel, de tables, de chaises, de bureaux, de paravents ou d’étagères, ces éléments modulaires semblent provenir tout droit d’un showroom d’une chaine de meubles multinationale comme Ikea. L’ensemble est accompagné d’un mannequin, se trouvant doublé lui-même, de façon involontaire, du gardien de sécurité du Mudam.
D’autre part, la répartition chronologique des pièces dans l’espace fait écho à un dépôt et en conséquence à la fonction conservatrice d’un musée ou encore à une scénographie de théâtre à travers laquelle le spectateur peut se promener. Sachant que l’artiste a fait des études de scénographie et que ses premières œuvres furent des performances, l’idée de scène théâtrale est confortée. Le spectateur est chorégraphié à travers l’espace, devenant acteur principal de la scène. Si les objets font allusion à des meubles, leur design s’en différencie pourtant. Une « table » n’est soutenue que par trois pieds ; sur d’autres éléments, la finition en couleur reste inachevée. L’objet qui renvoie de façon plus tangible à ce que l’on désignerait normalement par le terme de « sculpture » – et qui n’est pas sans rappeler les objets sculpturaux d’un Richard Deacon, qui se qualifie lui-même de fabricant davantage que d’artiste – est réalisé avec des rouleaux de papier de toilette et posé sur une caisse de transport en guise de socle.
Les objets sculpturaux de Heimo Zobernig suscitent un débat autour de leur propre définition et se veulent obstacles critiques dans l’évolution de la sculpture dans l’histoire de l’art, indiquant que l’art a aussi une fonction sociale. L’exposition au Mudam ne plaira certainement pas aux amateurs d’un art aux formes extravagantes et aux couleurs fulminantes. Son aspect bien calculé, clair et presque zen souligne cependant l’esprit savant et contestateur de l’artiste ; il ne suscitera pas une question, mais déclenchera tout un processus de remise en question.