En face du Fonds régional d’art contemporain, à Angoulême, de l’autre côté du boulevard Besson Bey (nom qui emporte au loin, en Égypte où l’homme fut amiral du vice-roi Mehémet-Ali), coule la Charente, paisible, en ce samedi de Pâques ensoleillé ; son cours à peine remué par tels animaux, les péniches, elles, à quai, sommeillantes. Tout se passe comme si le temps se trouvait suspendu, les ombres bougeant à peine dans l’éclat du début d’après-midi.
Ce que cette description atmosphérique a à faire avec l’exposition des artistes David Brognon & Stéphanie Rollin ? Le contraste, vif, en premier, quand on quitte la lumière, son éblouissement, pour l’intérieur du Frac, ses salles plongées dans la pénombre, comme si l’ambiance nocturne voulait absolument confirmer le titre donné à l’exposition : Sleeping in a City that Never Wakes up. Moins anecdotiquement, bien que le jeu du jour et de la nuit y confronte, le passage des deux, inévitablement, il est le temps, jamais suspendu justement, en flux continuel, illusoire aussi de le penser ou vivre plus ou moins lent, plus ou moins rapide.
Dira-t-on que le temps est le matériau premier des œuvres des deux artistes ? Ce à quoi elles se rapportent toutes, pour ajouter aussitôt qu’il joue autant dans notre perception, dans la saisie que nous en avons. On a beau les connaître, les unes et les autres, une exposition comme celle du Frac Poitou-Charentes d’Alexandre Bohn, dans sa mise en scène, leur rapprochement, leur dialogue, les montre différemment. Monstration plus riche, et si tout se passait quand même comme avec telle horloge à détecteur de mouvement ; cela s’appelle 8 m2 Loneliness, on entre dans l’espace en question, l’heure affichée sur l’horloge se fige, pour rattraper le temps perdu, une fois le dos tourné.
On entre dans l’exposition de façon non moins irritante du côté temps, très poétique toutefois, avec la vidéo où un jeune garçon se donne beaucoup de mal pour maintenir le tracé de lignes de sol dans les rayons du soleil qui se déplacent au sol. La vidéo s’arrête (ou reprend) au bout de 17 minutes 55, lui n’aura sans doute jamais fini. Peine tout aussi harassante que celle du pauvre Sisyphe et de sa pierre qui dégringole sans arrêt. Le temps et ses lignes, ces dernières reprenant une vie tout entière, un destin, dans les néons de Fate will Tear us Apart.
Il n’est quasiment pas d’œuvre dans le travail des deux artistes où nous ne soyons pas face à cette obsession du temps, et conséquemment renvoyés à nous-mêmes. Directement dans le miroir qui remplace les cordes d’une harpe, dangereusement à en croire les vers de Rilke qui ont inspiré l’œuvre : Tu es comme une harpe que briserait toute main qui touche ses cordes. Dans les reflets seuls de tels paravents en aluminium ensemble avec ceux des néons des lignes de vie. La harpe, que son asymétrie oppose d’une certaine manière à la régularité du temps, occupe le milieu de la grande salle ; ailleurs, une gouttière et des dalles d’acier réfèrent toujours au poète du Livre de la pauvreté et de la mort.
« Avec le temps va tout s’en va » chante Ferré. David Brognon & Stéphanie Rollin, leur poésie, retiennent ce qu’il est possible d’en retenir, et c’est avec une même attention chaleureuse que leurs œuvres gardent en mémoire, y attachent fortement ceux qui se trouvent normalement exclus. Les néons des lignes de vie agrandissent ce qui a été repris des mains de drogués, des tables de consommation s’y rapportent encore, et le temps alors devient comme un enchaînement, on s’y perd dans le piège séducteur d’une toile d’araignée.
Attempt of Redemption, une vidéo couleur récente, d’une douzaine de minutes, David Brognon & Stéphanie Rollin l’ont tournée dans un centre de détention. Des prisonniers y défilent, en cercle, seulement ils le font en sens inverse des aiguilles d’une montre. Eux savent de quel monde ils sont las, plus largement, c’est du monde ancien, que dit Apollinaire, et rêve des aiguilles de l’horloge du quartier juif de Prague qui elles aussi vont à rebours. Remonter le temps, revenir en arrière, souhait chimérique. Attempt of Redemption, là, cela ne tient plus de la chimère. Des œuvres bien réelles, qui interpellent, qui nous font vivre des moments de grande intensité. Quand David Brognon & Stéphanie Rollin de la sorte font un art qui plonge profondément dans le tissu social, dans la chair même de l’existence. À Angoulême, une mezzanine surplombe la grande salle : on passe devant une vingtaine de photographies de paumes de main de statues, de Piaf à Charlotte de Luxembourg ou de Gaulle ; des mains tendues, ouvertes encore pour y lire l’usure du temps, un passé qui y était inscrit d’emblée, accueillantes peut-être…