Sur la place rouge, devant le mausolée de Lénine, en travaux, une troupe d’ouvriers s’affaire à remplacer le pavé pour la grande parade militaire du 9 mai, qui sera particulièrement fastueuse cette année, pour fêter les 65 ans de la fin de la deuxième guerre mondiale. Un peu plus loin, devant la célèbre cathédrale Basile-le-Bienheureux, avec ses bulbes polychromes, une équipe de télévision enregistre une émission, alors que les touristes se font prendre en photo sur cette place chargée d’histoire. Des femmes en mini-jupes et toujours haut perchées sur leurs talons aiguilles impressionnants entrent en rigolant au Goum, célébrissime grande surface de magasins de luxe, mais peu achètent. Des hommes d’affaires en costume-cravate, montres de luxe et portable toujours vissé à l’oreille, semblent courir dans tous les sens, occupés en permanence à faire du bizness.
Ces golden boys sont une des cibles de la délégation d’une centaine d’hommes et femmes d’affaires qui s’est établie lundi 12 avril à une centaine de mètres de là, en face de la place rouge, dans le luxueux Hôtel National. Ils accompagnent le ministre de l’Économie et du Commerce extérieur Jeannot Krecké (LSAP) et le grand-duc héritier Guillaume pour cette mission économique, dont tout le monde s’accordait à souligner l’importance et le succès dès le départ, rien qu’à compter le nombre de participants, aussi bien luxembourgeois (le double de la précédente mission, en 2006) que russes, inscrits aux séminaires de promotion thématiques organisés par la Chambre de commerce avec Luxembourg for business et Luxembourg for finance.
Les sociétés participantes sont très diverses : de la petite entreprise qui cherche à placer un produit ou à trouver un partenaire commercial local, en passant par les grandes études d’avocats et les principales banques jusqu’aux industries, déjà présentes depuis plusieurs décennies sur le marché russe, comme notamment ArcelorMittal, Astron ou encore Paul Wurth. Dans la balance des exportations du Luxembourg vers la Russie, 139 millions d’euros en 2009, celle des machines et appareils se taillait la part du lion, avec 64 millions. C’est d’ailleurs la présence de ces entreprises historiquement implantées en Russie lors d’un tel voyage de promotion qui pourrait étonner le plus. Comme Astron-Lindab, le fabricant de grands halls métalliques, qui a construit des abattoirs en Sibérie dès 1985 et a inauguré, l’année dernière, sa propre fabrique à Iaroslavl, à 300 kilomètres au nord-est de Moscou.
Or, même s’il a désormais des contacts qui lui permettent de travailler régulièrement dans toute la Russie, et au-delà, jusque dans le Caucase, Venant Krier, managing director d’Astron, apprécie le soutien d’une délégation officielle pour avoir accès aux grandes sociétés, celles où un oligarque qui aura apprécié un tête-à-tête avec un ministre et un prince héritier, peut dicter à son management de considérer une offre de son entreprise. « Cela nous permet au moins de nous retrouver dans leur agenda, dit-il. Même si la négociation reste à faire, au moins, on nous prend en compte ». Avant d’ajouter, non sans fier-té, que « nous ne corrompons strictement personne ! »
Le pouvoir et les « amis » ou « réseaux » sont deux choses essentielles pour prendre pied sur un marché toujours dominé par la méfiance envers les entreprises étrangères – et ce à tous les niveaux – et des mesures protectionnistes. L’architecte Nico Engel (bureau Beng, Esch) connaît bien la situation et le pays : marié à une Russe, il est russophone, vient tous les ans en vacances ici et a travaillé pour des maîtres d’œuvre russes à Luxembourg. Il a dessiné les plans pour la transformation, imminente, de l’ambassade du Luxembourg à Moscou et compte y ouvrir, d’ici la fin de l’année, un bureau d’architecture, avec deux personnes sur place, des locaux qui, espère-t-il, auront d’autres facilités pour nouer des contacts avec des investisseurs dans le domaine de l’immobilier. « Nous recommandons toujours aux PME de travailler avec des partenaires locaux, » souligne d’ailleurs le ministre de l’Économie, Jeannot Krecké. Pour faciliter ces contacts, une agence spécialisée, Lighthouse, avait été chargée d’organiser des rendez-vous individuels avec des clients ou partenaires potentiels selon le profil des entreprises ; ces « match-makings » eurent lieu tout au long des quatre jours que dura la mission.
« Sans nous sur place, Paul Wurth serait sourd et aveugle ici, si la société ignorait la langue et la mentalité russes, » le décrit Elena Fofanova, directrice du bureau de représentation de la société d’ingénierie et de construction d’installations pour la sidérurgie. Depuis 2003, un bureau de 17 personnes, essentiellement ingénieurs et métallurgistes, prend en charge les demandes et intérêts des clients à Moscou. Ce qui a commencé en 1978, donc encore sous l’époque soviétique, avec une commande d’un gueulard sans cloche (un élément de haut-fourneau inventé par Paul Wurth), pour le sidérurgiste Novolipetsk puis des réalisations similaires de cette technologie spécifique pour d’autres sociétés, est devenu aujourd’hui un grand marché de constructions de hauts-fourneaux entiers, comme actuellement à nouveau pour Novolipetsk.
Selon André Kremer, senior executive vice-president de Paul Wurth, bien que la société soit actuellement la seule à concevoir et construire des hauts-fourneaux pour le marché russe, la pression de la concurrence très agressive des constructeurs chinois, qui cassent les prix, commence à se faire sentir de plus en plus fortement. Pour lui, la venue de Jeannot Krecké pourrait contribuer à faire passer le message politique que Paul Wurth fait la différence parce que des 220 millions d’euros que coûte une telle usine, seuls quelque 90 lui reviendront pour sa part du travail, le reste ira aux entreprises locales que la société luxembourgeoise s’engage à faire intervenir sur le chantier. Le ministre a d’ailleurs souligné cette différence essentielle lors de son entrevue avec Andreï Klepatch, vice-ministre de l’Économie, lundi. Néanmoins André Kremer apprécie aussi le marché russe pour ses qualités intrinsèques, notamment le fait qu’on y aime la qualité de la technologie.
Big bizness Une fois les micros éteints, les chefs d’entreprise vous diront aussi les difficultés qu’ils ont pu rencontrer : une législation protectionniste du marché russe, des règles changeantes ou la tendance née durant les années post-perestroïka, où le capitalisme sauvage faisait rage, qui consiste à vouloir faire beaucoup d’argent très vite – et qui risque d’entraîner des décisions à très court terme. Les oligarques lourds de plusieurs milliards d’euros de fortune sont pourtant une des cibles visées par la délégation luxembourgeoise à Moscou et Saint Pétersbourg, notamment du secteur financier. Jean-Claude Knebeler, chargé de la direction au ministère de l’Économie luxembourgeois, avait d’ailleurs calculé que la fortune personnelle additionnée de tous les riches présents à la réception à laquelle le Luxembourg avait invité lundi soir dans un hôtel de luxe équivalait au PIB du Luxembourg tout entier ! Le consul honoraire du Luxembourg à Saint Pétersbourg, le chef d’orchestre Valéry Gergiev – qui est aussi un homme d’affaire influent – avait invité « son ami » Jeannot Krecké au concert de Pâques qu’il dirigeait ce soir-là au Conservatoire de Moscou (l’orchestre du théâtre Mariinsky donna une interprétation époustouflante de la Sixième symphonie de Tchaïkovski) et, en échange, établit le contact direct avec d’autres « amis » influents lors du cocktail.
Car un des objectifs d’une telle mission économique est aussi d’attirer des investisseurs au Luxembourg. Lors d’un point presse mardi soir, le ministre Jeannot Krecké s’exprima pourtant avec beaucoup de précautions sur les éventuelles retombées directes de la mission : la Gazprombank, actuellement présente avec une toute petite succursale au Luxembourg, s’est engagée dans un accord signé l’après-midi même à agrandir ses structures au grand-duché ; la Sber Bank, l’équivalent de la Spuerkeess, envisagerait de venir s’établir et le milliardaire Alexander Lebedev, de plus en plus actif dans les médias (il a notamment acheté The Independent britannique et est copropriétaire de la Novaya Gazeta, le journal d’Anna Politivskaya), lui aurait parlé de sa volonté d’installer le siège d’un organe anti-corruption qu’il veut fonder au grand-duché…
« Mais certains des contacts pris lors d’une telle mission ne se réalisent jamais, dit-il, d’autres dans quelques semaines ou quelques mois, mais souvent, lorsqu’un investisseur va décider quel pays peut être intéressant pour lui, il se souviendra des avantages que représente le Luxembourg pour lui et il se décidera pour nous… » Mais, surtout dans le secteur financier, des relations commerciales se réaliseront aussi sans que le ministère n’intervienne ou n’en soit forcément informé en aval. Le Memorandum of understanding signé mardi entre Luxembourg for Finance et la Financial Agency of the City of Moscow (Mosfinagency) est un pas concret pour le développement des liens entre les deux centres financiers, Moscou s’attendant surtout à un apport d’expertise de la place financière luxembourgeoise. Les investissements en provenance du Luxembourg représentaient déjà six milliards d’euros en 2009, faisant du grand-duché le premier investisseur en Russie.
« Un pays très accueillant » C’est ainsi que Vladimir Evtushenkov, un autre consul honoraire du Luxembourg, décrivait le pays qu’il représente à Ekaterinbourg. Président du conseil d’administration et surtout actionnaire majoritaire, avec 62 pour cent des parts, du groupe Sistema, actif dans les télécommunications, l’immobilier et les services, notamment financiers, dans son discours d’ouverture du séminaire Luxembourg – THE business hub, lundi au Musée Pouchkine. Vladimir Evtushenkov détient notamment la East-West United Bank, la seule banque russe ayant une succursale au Luxembourg, et décrit avec enthousiasme la prise en charge individualisée qu’il a connue lors de ses premiers projets par le ministre himself. Il devait d’ailleurs être aujourd’hui au Luxembourg et avait réussi à avoir des entrevues à très brève échéance avec Jeannot Krecké et le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV).
La politique des chemins courts, du chouchoutage personnalisé des gros clients, une stratégie de visas très flexible et rapide – l’ambassadeur Gaston Stronck s’enorgueillit des cinq minutes et trente secondes, chrono en main, que dure l’établissement d’un visa de tourisme – sont des éléments auxquels des hommes d’affaires sont très sensibles. Des facteurs plus soft que la seule législation sur les impôts, comme notamment la sécurité et la paix sociale, l’éducation et le standard de vie prennent une importance croissante dans le décision des chefs d’entreprises de s’installer au Luxembourg. Beaucoup des questions des participants russes aux séminaires tournaient autour de la politique d’immigration pour les Russes. Quelque 3 000 citoyens russes habiteraient actuellement au grand-duché, selon le ministre Jeannot Krecké, qui ne tarit pas d’enthousiasme sur le pays, ses « amis » et « l’âme » russes.
La promotion du Luxembourg, bien qu’éparpillée sur plus acteurs qui collaboraient sur cette mission, est devenue beaucoup plus offensive : les nouveaux films aux lourds beats électroniques qui passent en boucle, des cocktails huppés, un ministre et un grand-duc héritier qui donnent de leur personne, des chefs d’entreprise qui témoignent de leur satisfaction au Luxembourg devant un parterre de plusieurs centaines d’invités, les contacts personnels avec des HNWI (High net worth individuals), sans être trop regardant sur l’origine de leur fortune – tout contribuait à faire naître une certaine euphorie parmi les participants à Moscou, dont certains parlaient même d’une ambiance de « ruée vers l’or ». Les mesures d’austérité luxembourgeoises publiées au même moment à quelques milliers de kilomètres de la place rouge ne pouvaient contraster plus fortement.