Silence, préparatifs de congrès en cours. À l’OGBL, la machine à organiser le prochain congrès quinquennal des 5 et 6 décembre se met péniblement en branle. Sauf surprise majeure, André Roeltgen, le dauphin désigné devrait succéder à Jean-Claude Reding et devenir le troisième président dans l’histoire de l’OGBL. Aussi bien l’actuel que le probable futur président refusent toute interview portant sur leurs parcours syndicaux, le fonctionnement interne de l’OGBL et le bilan des « années Reding », du moins, disent-ils, jusqu’au congrès. D’ici-là, les débats personnels se mèneront à huis-clos aux échelons supérieurs de l’appareil syndical.
Dans sa pratique quotidienne, l’OGBL fonctionne de manière extrêmement centralisée. Le président concentre quasiment tous le pouvoirs, et sa personnalité compte pour beaucoup. Or, sur le prochain président de l’OGBL, le public ne sait pratiquement rien. À parcourir les archives photographiques du Land, on s’étonne que dans les images des manifs ou des Tripartites Roeltgen n’apparaît quasiment jamais, ou alors quelque part dans un coin de photo derrière Reding. Mais qui est donc André Roeltgen ?
Le descriptif qui revient le plus souvent dans les entretiens avec des fonctionnaires syndicaux, responsables politiques et représentants patronaux est celle du syndicaliste « pur et dur ». André Roeltgen est un homme de l’appareil, un excellent organisateur et technocrate, mais qui s’intéresserait peu aux jeux politiciens. De par sa socialisation politique, il fait partie de la génération du Escher Jugendhaus de la fin des années 1970 : Une clique de jeunes apprentis et élèves rassemblée autour de la revendication d’un centre autogéré. Les weekends, Roeltgen et ses amis organisèrent des soirées-discos alternatives qui pouvaient réunir jusqu’à un demi-millier de personnes.
En rétrospective, ce mouvement apparaît comme une pépinière de cadres politiques. En sont sortis une maire (Vera Spautz, LSAP), un ministre (Dan Kersch, LSAP), un président de parti (Christian Kmiotek, déi Gréng) ainsi qu’un historien et ancien footballeur de la sélection nationale (Denis Scuto). Idéologiquement, ils gravitaient autour du mouvement pour la paix et des Jeunesses communistes. Contrairement à beaucoup de ses potes de l’époque, Roeltgen ne s’encarte pas, refusant de traverser le Rubicon politique.
À la même époque, Jean-Claude Reding est actif dans un groupuscule maoïste, le Kommunistischer Bund Luxemburg (marxiste-léniniste, forcément). Ensemble avec quelques camarades, il rejoint au début des années 1980 la Gréng Alterntiv Partei (GAP), y siège dans la direction et s’y distingue, comme tant d’autres ex-gauchistes, par une redoutable efficacité organisationnelle. Autour de 1985, Reding quitte le parti. Il aurait « d’autres plans », se dit-on auprès de ses ex-camarades du GAP. Commence alors son ascension au sein de l’OGBL. Assez tôt, il devient clair que l’ancien instituteur, devenu la main droite et le scribe du président John Castegnaro, est destiné à lui succéder.
Si Roeltgen est décrit comme plus cassant et agressif que Reding, auprès de la base militante, ils traînent tous les deux une réputation d’« intellectuels », avec tout ce que ce mot peut transporter comme connotations négatives dans les milieux populaires : distance, pédanterie, voire arrogance. John Castegnaro, à peine sorti de la Léierbud de Differdange, était entré dans l’appareil syndical, recruté à l’âge de 19 ans par son frère aîné, Mario. Casteg connaissait quasiment tous les militants par leur nom et se montrait à un maximum de fêtes et assemblées de sections. Reding, par contre, peut sembler mal à l’aise lorsqu’il parcourt une salle remplie de militants. Posé, structuré et rigide, son style se situe à des années lumières de celui de son mentor jovial, grande gueule et, par moments, démagogue.
Au lendemain du congrès du 6 décembre, Reding se repliera dans ses bureaux au dernier étage de la Chambre des salariés (CSL) à Bonnevoie, où il passe déjà aujourd’hui la majeure partie de ses journées de travail. Ayant cumulé les fonctions de président de l’OGBL et de la chambre professionnelle (une double casquette que Castegnaro n’avait jamais endossée), Reding s’est attelé à transformer la Chambre des salariés en « fabrique de pensée » fournisseuse d’argumentaires contre le mainstream économique, notamment pour les négociations tripartites.
La méthode des réunions informelles au sommet et des handshake-deals qu’affectionnait tant John Castegnaro, homme à réseaux par excellence, n’est pas du goût de Reding qui a toujours tenu à distance les milieux politiques et patronaux. Le même constat vaut pour André Roeltgen, dont le passage par le Conseil économique et social (CES), qu’il avait présidé entre 2011 et 2013, fut dégrisant. Manque de chance, sa présidence coïncidait avec le long boycott des réunions du CES par les organisations patronales. Il apparaît hautement improbable que Roeltgen s’empressera à ressusciter le fantôme de la tripartite.
L’OGBL entretient un appareil imposant et emploie une centaine de secrétaires administratifs et permanents. Pour le recrutement de ces derniers, il existe deux voies : l’université et l’entreprise. La cohabitation entre ceux qui ont derrière eux un parcours militant de délégué syndical et les externes, qui, souvent, ne perçoivent pas leur travail comme engagement, mais comme un simple gagne-pain, n’est pas toujours aisée ; certains anciens regrettent le temps quand, après les heures de bureau, tous se retrouvaient au bistrot pour parler boulot et politique. Le nouvel OGBL érigé par le tandem Reding/Roeltgen est une structure moins népotique et plus efficace que celle de Castegnaro, mais aussi plus impersonnelle.
À l’inverse de Castegnaro, très accessible – mais qu’on pouvait à l’occasion aussi entendre engueuler un fonctionnaire syndical à travers toute la Maison du peuple – le président Reding s’expose moins, évite les confrontations directes, préférant passer par des voies plus formelles. Cette distanciation administrative est un effet secondaire de la modernisation et professionnalisation d’un syndicat, devenu au fil du temps un service provider pour ses membres qui y voient une assurance juridique en cas de pépin avec le patron. L’OGBL fonctionne aujourd’hui comme un Automobile Club des relations sociales. En semaine, les salles d’attente des bureaux du Service information, conseil et assistance ne désemplissent pas.
Ancien étudiant en psychologie à Innsbruck, Roeltgen fait partie de la génération de fonctionnaires syndicaux recrutés jeunes et promus rapidement au sein de l’appareil. Quasiment toute la nomenclature actuelle de l’OGBL réunie au Bureau exécutif a grandi dans la Cour de Castegnaro et a passé l’entièreté de sa carrière au sein de l’OGBL. Universitaires, passés brièvement par le monde du travail du secteur public et conventionné, Reding et Roeltgen symbolisent la mue sociologique d’un syndicat qui, lors de la refondation de Lëtzebuerger Aarbechterverband en 1979, avait supprimé sans états d’âme la référence ouvrière de son nom. Reding, après des études à l’Iserp, travaille pendant quelques années comme instituteur, avant de se faire recruter, à l’âge de 28 ans, dans l’appareil de l’OGBL. Roeltgen, après un bref passage professionnel par l’Association des parents d’enfants mentalement handicapés, gagne ses galons comme organisateur syndical dans le secteur de la santé.
Comme Reding avec les éducateurs, Roeltgen réussit en quelques années à faire tomber un gigantesque secteur – en plein boom grâce aux financements étatiques généreux – sous la coupe de l’OGBL, laissant sur le carreau la concurrence syndicale. Évidemment, le fait que de nombreux établissements conventionnés dépendaient financièrement de l’Église catholique y aida ; le personnel étant peu enclin à se syndiquer auprès du LCGB, fille aînée de l’Église. Ces succès permirent à Roeltgen de cimenter sa légitimité au sein de l’OGBL dont l’appareil et la force de frappe dépendent de ses 68 000 membres individuels qui, mois après mois, paient leurs cotisations.
La perspective de l’élection d’André Roeltgen comme président de l’OGBL suscite des craintes au sein de la direction du LSAP où on ne s’attend pas à ce que le prochain président de l’OGBL traite le parti socialiste avec un excès de délicatesse. En rétrospective, les quarante dernières années, semblent une longue histoire de séparation. John Castegnaro avait introduit l’incompatibilité entre mandat politique et poste au Bureau exécutif de l’OGBL, qui rassemble neuf fonctionnaires syndicaux et constitue le noyau du pouvoir au sein de l’OGBL. Ce qui ne l’empêcha pas, aux moments critiques, de se montrer accommodant par rapport aux camarades du parti socialiste dont il était membre et de nourrir des ambitions ministérielles à la fin de sa carrière syndicale.
Avec Jean-Claude Reding, la relation avec le LSAP est devenue plus… compliquée. Elle n’allait plus de soi. En flirtant publiquement avec Déi Lénk, Reding brisa un tabou et éveilla la jalousie du LSAP, avant de se fondre d’un alambiqué appel à « ne pas voter CSV », qui pouvait être compris comme une invitation indirecte à voter LSAP. André Roeltgen serait moins diplomate avec les dirigeants socialistes et n’aurait jamais suivi la règle non-écrite qui veut qu’un dirigeant du OGBL ne marche pas sur les plates-bandes du LSAP. Il sera aussi probablement le premier président de l’OGBL à ne pas être encarté au LSAP. Le climat entre les deux devrait se refroidir d’un cran.
Un mois après l’investiture de Roeltgen, le changement à la tête de la FNCTTFEL rendra encore plus apparent cette distanciation. Jean-Claude Thümmel, qui devrait succéder en janvier 2015 à Guy Greivelding, sera le premier président du syndicat des cheminots à ne pas être membre du LSAP. C’est la fin d’une collaboration organique qui avait lié le LSAP et le Landesverband durant un siècle. Ils nous doublent sur notre gauche, se plaint-on au LSAP. C’est une illusion optique, rétorque-t-on du côté des syndicats, le LSAP nous dépasse sur notre droite.
Si André Roeltgen est perçu dans les milieux syndicaux et politiques comme le candidat de la re-syndicalisation et d’un retour aux sources, comme président de l’OGBL il ne pourra se permettre de ne pas s’intéresser au jeu politique. Or, sur ce terrain, l’OGBL n’a jamais pesé aussi léger. Aujourd’hui, un gouvernement peut, sans courir un risque politique excessif, imposer des réformes contre la volonté de l’OGBL. Les gouvernants ont pu mesurer le faible capacité de mobilisation syndicale lors de la réforme des retraites et de la modulation de l’index, et ils s’en souviendront.
Alors que la black box tripartite a craqué sous la pression de la crise, que le Tageblatt est redevenu un journal local sans impact sur les masses et que les deux tiers des salariés n’ont pas le droit de vote, on voit mal l’OGBL couper les derniers ponts qui le relient au pouvoir politique. Si son influence sur l’orientation politique du LSAP se réduit comme peau de chagrin, au moins pourra-il peser sur la législation touchant directement aux intérêts de son appareil.
Les syndicats ne sont forts qu’à condition qu’ils ne doivent pas le prouver. C’est ce que sont venues rappeler les négociations sur les accords collectifs dans le secteur de la sidérurgie. Tentant de mobiliser les troupes, l’OGBL n’avait par réussi à recueillir le quorum nécessaire de 75 pour cent requis par ses statuts pour l’entrée en grève. Pire, le taux de participation n’avait été que de 39 pour cent.
Restera à voir comment évolueront les relations avec le LCGB sous la prochaine présidence de l’OGBL. Jean-Claude Reding avait suivi une double stratégie : Tout en s’alliant avec deux syndicats de la fonction publique pourtant assez conservateurs (la CGFP et l’Apess), il déclara la guerre au LCGB au nom du « syndicat unitaire ». L’objectif était de faire passer la concurrente chrétienne en-dessous de la barre des vingt pour cent aux élections de la Chambre des salariés. Un score qui aurait fait perdre au LCGB sa représentativité nationale et l’aurait exclu des innombrables organes à composition tripartite ainsi que de la majorité des négociations collectives. En bref : L’objectif, qui traduisait plus une volonté hégémonique qu’unitaire, était de faire sombrer le LCGB dans l’insignifiance et d’en ramasser les débris.
Or, le LCGB ne sombra pas aux élections sociales. Acculé, il a radicalisé son discours, empruntant par moments un vocabulaire de luttes des classes pour fustiger « une alliance contre-nature » entre l’OGBL et le patronat, poussant même une partie du patronat à devenir adeptes du syndicat unitaire. En même temps, le LCGB tente d’investir des niches, se présentant comme le défenseur de « ceux du secteur privé », comme pour mieux se distinguer de l’OGBL qui, grâce aux efforts du tandem Reding/Roeltgen, a un pied dans le public et l’autre dans le privé et doit balancer entre les susceptibilités des uns et des autres.
La candidature Roeltgen est un choix par défaut. Parmi les neuf dirigeants de l’OGBL qui siègent au Bureau exécutif, les cadres syndicaux capables de représenter l’organisation au niveau politique n’abondent pas. Jean-Claude Reding, bien qu’ayant embauché beaucoup, n’a pas formé une nouvelle génération de cadres politiques prêts à reprendre les rênes.
Au bureau exécutif on ne trouve presque que des membres de la « génération Castegnaro », derrière eux s’ouvre le grand vide. Or, une règle non écrite veut qu’un président de l’OGBL se retire une fois les soixante ans atteints. Si cette règle sera respectée (ce qui, à l’heure actuelle, fait encore débat), elle ne laissera à Roeltgen qu’un mandat de cinq ans. Il sera intéressant de voir comment évoluera la composition du prochain Bureau exécutif. Car la question que tout le monde se posera au congrès de l’OGBL ne sera pas : « Qui succèdera à Reding ? » ; mais : « Qui succèdera à Roeltgen ? ».