Elle aimait l’impertinence, la malice. « Il paraît qu’[à Paris], le milieu l’appelait ‘MCB’ […], ça fait papier à rouler des pétards », écrivait ce journal en mars 2000 dans un premier portrait consacré à la nouvelle directrice d’un futur Musée d’art moderne grand-duc Jean, encore en devenir. Marie-Claude Beaud avait alors 54 ans, elle arrivait au Luxembourg suite à un appel de Bernard Ceysson qui avait assuré la pré-préfiguration de ce musée surtout connu pour les embrouilles politiques entourant le marché des pierres de parement (les fameuses « Magny doré, qualité Le Louvre »), son emplacement (plateau du Saint-Esprit ? Kirchberg ?), sa taille (l’architecte I.M. Pei avait dû considérablement revoir ses plans à la baisse) ou encore son orientation stratégique (art moderne ou contemporain ?). Celle qui avait fait ses armes à Toulon et à Grenoble, puis contribué à la renommée de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, repris l’American Centre et fait un passage par le Musée des arts décoratifs à Paris débarqua sur une friche culturelle : le musée et la Philharmonie voisine n’étaient encore que des chantiers, la collection du musée acquise par un comité pour la fondation ne comptait que quelques dizaines d’œuvres assez classiques et l’opinion publique l’attendait au tournant, criant à la gabegie dès qu’un chiffre concernant le budget public accordé à la culture était publié.
Aussi tenace qu’enthousiaste, Marie-Claude Beaud prit le taureau par les cornes et affronta le défi avec des alliés fidèles et imparables : les artistes. La campagne « Be the artists’ guests » se déclina durant les six années qui allaient précéder l’ouverture de 2006, et on les vit défiler nombreux/ses, sur le site internet de préfiguration (Claude Closky), en dessins dans les rues (Jean-Christophe Massinon), à la Cinémathèque (Glass meets Mekas), dans les galeries pop-up à la Banque de Luxembourg ou à la BGL, dans des parkings, dans des vitrines de magasins (à Dudelange). « L’art qui m’intéresse est parfois violent, difficile et dans son temps », affirma-t-elle encore en 2000, ou : « l’art contemporain, c’est comme nager : on peut se jeter dedans et barboter, ou on peut apprendre une compétence ». Persuadée du pouvoir transformateur de la rencontre avec l’art et de la force émancipatrice de la connaissance, elle choisit la deuxième option. Armée de sa formation d’historienne de l’art et de l’archéologie et de sa solide expérience de commissaire d’expositions, elle appliquera au Luxembourg ce qu’elle avait réussi en France : une approche de transmission joyeuse, toujours en collaboration avec les artistes.
À Paris déjà, Marie-Claude Beaud avait souvent provoqué l’incompréhension du milieu des conservateurs de musées en faisant entrer très tôt la bande dessinée dans la collection (à la fin des années 1970 à Grenoble), en lançant un festival dédié à la musique techno alors que ce n’était encore qu’un phénomène underground (Global Tekno, au début des années 1990 au American Centre), en innovant avec des résidences d’artistes ou des Soirées Nomades invitant le public aux rencontres croisées avec des artistes de différentes disciplines (à la Fondation Cartier). Elle avait même réussi à organiser une reformation du mythique Velvet Underground dans le cadre d’une exposition consacrée à Andy Warhol en 1990 à la Fondation Cartier (même si chacun des membres dormait dans un hôtel différent, tellement ils étaient en de mauvais termes).
Au Luxembourg, elle allait faire profiter la scène locale de l’art contemporain de son réseau et de son approche transdisciplinaire. Cette scène était alors encore embryonnaire, avec Enrico Lunghi à la direction artistique du Casino Luxembourg (qui venait d’organiser la deuxième édition de la biennale itinérante Manifesta en 1998) et les galeries Erna Hécey et Beaumont au centre-ville ainsi que, dans le quartier gare, l’agence Stéphane Ackermann à deux pas de la galerie Alimentation générale (devenant plus tard Nosbaum-Reding au Fëschmaart). La jeunesse avait soif de rencontres avec des artistes internationaux, de découvertes artistiques et de questionnements intellectuels. Le Mudam (avec ou sans bâtiment) était alors tout cela : une promesse tenue de connexion aux grandes questions esthétiques et politiques de son temps, un endroit de rencontres ouvert et vivifiant. Toutes les disciplines s’y croisaient : le design (avec e.a. le Marché des créateurs ou le design graphique), les métiers d’art, la musique (avec le projet Audiolab) et le spectacle vivant. Le Lion d’or de la Biennale de Venise de 2003 que Marie-Claude Beaud ramena au Luxembourg, avec le pavillon [ε:r] conditionné de l’artiste Su-Mei Tse, constitua alors une reconnaissance à plusieurs niveaux : pour l’artiste, pour la commissaire et son engagement, mais aussi pour le pays encore peu connu sur le plan de l’art international.
Or, Marie-Claude Beaud abhorrait les dîners en ville et fuyait la bourgeoisie et ses ragots, préférant s’entourer d’artistes et d’intellectuel/les. La bourgeoisie (largement représentée dans le conseil d’administration de l’époque) le lui rendit en refusant la prolongation de son contrat en 2008, deux ans après qu’elle ait non seulement placé le Luxembourg sur la carte de l’art européen, mais également remporté succès critique et populaire avec l’ouverture du musée en 2006. L’installation Pay Dirt de Joe Scanlan dans l’exposition inaugurale Eldorado – un amas de terreau installé dans une des galeries du premier étage – fit tellement jaser que personne ne put se permettre de rater cette provocation.
MCB continua donc sa voie ailleurs, à Monaco, où elle reprit deux maisons pour en faire le Nouveau Musée National de Monaco de 2009 à 2021, avec toujours la même exigence de qualité et d’avant-garde dans la collection comme dans la politique d’exposition. Elle continua aussi à s’intéresser au Luxembourg et à ses artistes, beaucoup d’amitiés et de soutiens perduraient, et elle fut membre du jury du premier Lëtzebuerger Konschtpräis en 2022 (lauréate : Berthe Lutgen). Marie-Claude Beaud est décédée le 29 décembre 2024 à l’âge de 78 ans à Toulon, où elle vivait sa retraite. Sur les réseaux, les hommages affluent, saluant qui son ouverture d’esprit, qui son audace, son esprit critique, son courage, son exigence ou …son humour redoutable.