En octobre ou novembre 2020, cinq évaluateurs du Groupe d’action financière (Gafi) débarqueront au Grand-Duché. Leur mission d’inspection durera dix jours ouvrables. Durant ces deux semaines, ils rencontreront les acteurs de la lutte anti-blanchiment pour des entretiens extensifs. Les émissaires demanderont probablement aussi à rencontrer quelques banquiers, avocats d’affaires, notaires, agents immobiliers (ils auront l’embarras du choix) ou les gérants du Freeport. Leur rapport devra déterminer si le lourd arsenal légal transposé par le Luxembourg a une efficacité sur le terrain, là où se font les affaires.
L’évaluation du Gafi engagera la crédibilité politique de Pierre Gramegna (DP), le ministre des Finances qui, avec le zèle du converti, a érigé la transparence et la compliance en nouvelle religion d’État. Alors les troupes se mobilisent, coordonnées par Michel Turk, le « Monsieur Gafi » du gouvernement. Le magistrat a travaillé comme juge d’instruction, puis comme substitut principal à la Cellule de renseignement financier. Il y a quelques mois, il a été nommé coordinateur national de la lutte contre le blanchiment au ministère de la Justice. C’est donc lui qui, côté luxembourgeois, prépare la visite du Gafi. Interrogé sur le degré de nervosité qui règne en anticipation de l’automne 2020, Michel Turk répond : « Chat échaudé craint l’eau froide ». L’expérience de 2009, dit-il, « sëtzt nach an de Glidder ».
Il y a dix ans, la perspective de finir sur la liste grise du Gafi avait fait l’effet d’un électrochoc. Elle symbolisait la faillite politique de Luc Frieden (CSV), qui avait longtemps cumulé les ministères des Finances et de la Justice. À côté de la Grèce, le Luxembourg était le seul État membre de l’UE à se retrouver pointé du doigt, quasiment comme failed state. Quelques mois plus tard, le Gafi aura « l’extrême gentillesse » (comme le dira, quelques années plus tard, Pascal Saint-Amans, le directeur fiscalité de l’OCDE, au Wort) de sortir le Grand-Duché de sa liste suite à l’adoption d’un paquet de lois anti-blanchiment.
Michel Turk a eu des premiers retours de la part d’homologues qui viennent de traverser l’actuelle épreuve du Gafi : « challenging » aurait été l’adjectif le plus utilisé. Sur les 85 États évalués, quatre cinquièmes ont été recalés en « enhanced follow-up », une procédure qui s’applique à des pays présentant « signficant deficiencies or making insufficient progress ».
Cette fois-ci, on ne veut rien laisser au hasard. À commencer par le choix linguistique. En 2010, la version originale du rapport avait été rédigée en français, ce qui avait eu des conséquences sur la composition du groupe des évaluateurs (français, belge, britannique et canadien) qui devaient maîtriser la langue de Molière. (Du coup, sur la place financière, on interprétait les critiques du Gafi comme l’expression de la « jalousie » des Français.) Michel Turk explique que la version 2020 sera rédigée en anglais. Pour éviter, dit-il, les « malentendus » que pourrait provoquer une traduction sur laquelle planchera la plénière, dont la plupart des membres consulteront la version anglaise.
Les cinq visiteurs du Gafi ne seront nommés qu’au printemps 2020. Les inspections du Gafi sont organisées selon le principe de l’évaluation par les pairs. Publiée en mars, la « peer review » du Forum mondial sur la transparence avait conclu que le Luxembourg était « conforme pour l’essentiel ». (C’est plutôt de bon augure : le Gafi s’inspirant de l’OCDE et vice-versa.) Quitte à ce que d’autres centres offshore comme les Îles Cook, les Îles Vierges Britanniques ou les Seychelles aient également fini « largely compliant », Pierre Gramegna se déclarait « réjoui » d’une note globale qui renforcerait « la réputation du Luxembourg comme partenaire fiable et coopératif ». Il oubliait de mentionner que des juridictions concurrentes comme l’Irlande ou Jersey avaient fait mieux et obtenu la note « conforme ». L’évaluation du Luxembourg avait été faite par des experts des ministères des Finances de Géorgie et de Monaco. Que des experts issus d’un centre financier se retrouvent à en évaluer un autre serait normal, estime Michel Turk : « Si wësse wéi den Hues leeft ». Le Luxembourg a proposé cinq candidats qui seront dispatchés par le secrétariat du Gafi ; un Luxembourgeois devra ainsi être envoyé en Irlande où il analysera entre autre l’industrie des fonds.
Le gouvernement vient de créer en novembre dernier un comité de prévention du blanchiment. Cette « table-ronde multidisciplinaire » réunit pas moins de 27 membres : des représentants des trois autorités nationales de surveillance (Commission de surveillance du secteur financier, Commissariat aux assurances, Administration de l’Enregistrement) aux professions autorégulées (avocats, notaires, experts-comptables, réviseurs d’entreprises, huissiers), en passant par les lobbys patronaux, le Freeport et le service secret. En amont de l’arrivée du Gafi, tous devront aligner leurs discours et pratiques encore assez disparates. (Ainsi la Chambre des notaires a prononcé zéro euro d’amendes en 2017, le contrôle confraternel semble donc assez bienveillant dans le cercle restreint des 36.)
Quelques jours avant Noël, le gouvernement présentait son « Évaluation nationale des risques en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ». Ou plutôt, il en publiait un « rapport sommaire » d’une vingtaine de pages. Selon Michel Turk, on n’aurait pas voulu publier le document dans son intégralité pour éviter de révéler le détail des vulnérabilités et d’en faire « un vadémécum sur comment faire du blanchiment ou du financement de terrorisme au Luxembourg ».
Le document fait une cartographie des principales menaces et failles. Parmi les secteurs, seule la banque privée est citée comme présentant un « risque inhérent très élevé ». C’est que les banques privées seraient « comparativement plus fragmentées » : 67 entités se partageant 350 milliards d’euros d’actifs et les cinq entités les plus importantes ne cumulant que quarante pour cent des parts de marché. Ce que le rapport « sommaire » n’évoque pas, c’est la nouvelle clientèle visée par une place bancaire désespérément en recherche de rentabilité : les grandes fortunes d’industriels, de pétromonarques ou d’oligarques. Retracer les origines et les mouvements de ces avoirs relève souvent du défi.
Le Luxembourg doit faire preuve de résultats tangibles. Des chiffres sur les condamnations, sur les montants bloqués, saisis et confisqués. En 2017, lit-on dans le rapport d’évaluation, « plus de 230 personnes » auraient été condamnées pour blanchiment et « plus de trente millions d’euros » confisqués. Or, quelques pages plus loin, les auteurs concèdent qu’il s’agirait principalement de cas « d’auto-blanchiment », donc de dealers, cambrioleurs ou voleurs à l’étalage. Ainsi, en 2012, deux personnes qui avaient chipé un tube de dentifrice, de la mousse à raser et des habits pour enfants se faisaient condamner à trois mois ferme pour « blanchiment-détention ». Quelques années plus tard, le lanceur d’alerte Antoine Deltour se fera inculper pour vol et « blanchiment par détention et utilisation ». Une manière de faire du chiffre et de gonfler les statistiques. Or, presque dix ans après d’avoir été ouvertes, les instructions liées aux affaires Madoff et Landsbanki sont toujours en instruction. Quant au procès des managers de la Kaupthing, il s’est tenu en Islande, loin du Luxembourg, quoiqu’avec des pièces récoltées par la Police judiciaire grand-ducale.
La lutte anti-blanchiment tient désormais une place centrale dans le dispositif légal et l’État luxembourgeois n’aura pas droit à une gaffe majeure. Deux des principales responsables anti-blanchiment, la procureure d’État adjointe Doris Woltz et la haute fonctionnaire au ministère de la Justice Katia Kremer, ont entretemps rejoint le Service de Renseignement de l’État. La première en janvier 2016 comme directrice, la seconde comme directrice adjointe en mars 2019. La lutte anti-blanchiment comme nouvelle raison d’État.