Dans fitness (huile sur toile, 160 x 11cm, 2010), quatre silhouettes fantomatiques pédalent sur des vélos stationnaires face à une baie vitrée. Sur leurs visages, aucun détail physionomique n’est discernable, aucune émotion qui pourrait aider à la lecture de leur état ne se dégage. Quant à la baie vitrée, elle ouvre sur un extérieur blanc. Là aussi, pas de vue panoramique sur un élément qui pourrait aider à déchiffrer le sens de l’image. Si la peinture donne à voir une salle de fit-ness, tout semble être mis en œuvre pour cacher les clés de lecture de cette image, tout comme si on dépouillait l’individualité des lieux et des personnes représentées pour atteindre un état général qui est individualisé et caractérisé à son tour par un traitement pictural en noir et blanc. Les grandes surfaces sont traitées avec une imprécision voulue qui vise à rendre l’atmosphère maussade et mélancolique de ce culte du corps automatisé et programmé, alors qu’elles sont à leur tour enfermées dans des lignes précises qui servent à évoquer l’architecture d’une salle de fitness afin de la rendre reconnaissable.
Cet aller sans retour de la figuration vers l’abstraction est caractéristique de l’exposition All Natural, qui se tient au siège de la Dexia Bil en ce moment. Le peintre luxembourgeois Christian Frantzen travaille essentiellement à partir de photographies récupérées lors de sessions de flâneries virtuelles sur Internet, qu’il transpose par la suite dans son médium, la peinture. En résultent une série de toiles, qui ont comme sujet l’architecture des mégalopoles asiatiques, toutes traitées dans ce noir et blanc laiteux évoqué plus haut et toutes dans le même format vertical.
La sérialité de l’architecture contemporaine asiatique, sa froideur et son côté anonyme inspirent le peintre qui, sans se déplacer, réinterprète l’Asie avec un regard occidental, en déformant la perspective des gratte-ciel, notamment dans sony (huile sur toile 160 x 110cm, 2010), ce qui fait vaciller l’œil de celui qui regarde la toile pour la première fois. Perturbé par la contradiction qui existe entre le caractère imposant des immeubles sur lesquels le spectateur projette une horizontalité et une verticalité qui s’oriente autour d’un centre de gravité, et cette perspective retravaillée qui donne aux immeubles un mouvement irréel qu’ils ne pourraient jamais avoir dans le monde tel qu’il existe en dehors de la toile, le peintre sait savamment introduire par son médium la dimension éphémère et fragile, et par conséquent humaine, dans cette architecture monolithique. Quelques individus parsèment les toiles, mais leurs visages n’étant jamais reconnaissables, ils sont réduits aux rangs de figurants, de silhouettes, qui ont la même importance dans la toile qu’une fenêtre ou une insigne publicitaire.
On peut observer ce phénomène dans la toile tube (huile sur toile, 160 x 110cm, 2011), dans laquelle une silhouette au chapeau, une mallette à la main, regarde celui qui contemple l’œuvre sans qu’on ne puisse distinguer les traits qui constituent son visage. Les lignes de fuite finissent toutes par converger dans ce tunnel noir au fond de l’architecture de la station de métro. Le même trou béant noir se retrouve dans la toile upstairs (huile sur toile, 160 x 110cm, 2011), dans laquelle un escalator, jalonné de lumières circulaires répétées à l’infini, amène le regard vers le haut ou une noirceur inquiétante l’attend.
La vanité de la fuite qui aboutit dans les deux toiles dans le néant rappelle par certains côtés Enter the Void (2009), le dernier voyage sensoriel de Gaspard Noé qui se joue à Tokyo, autre mégalopole asiatique. Si l’on pense au générique du film de Noé, un trip épileptique composé exclusivement d’un travail typographique qui s’inspire des insignes publicitaires à base de néons, un rapprochement devient possible avec les tableaux en couleur de Frantzen, qui ont comme sujet ce foisonnement de panneaux publicitaires destinés, en première instance, à informer. Cet envahissement de l’image dans un trop-plein qui, de nouveau, donne à voir une foule de choses sans pourtant donner des clés de lecture à un spectateur occidental, vu que la plupart des pubs sont composées d’idiomes chinois, crée de nouveau un effet de gros plan qui est tellement proche qu’une compréhension du sujet devient impossible.
Le vide existentiel et l’absurdité des inventions humaines à grande échelle, évoqués dans la peinture de Frantzen se résument dans un tableau d’un format plus modeste, issu de la série Fight or Flight. Dans parking lot (vinyle et huile sur toile, 28 x 40cm, 2010), une foule de voitures superposées avec des fenêtres qui ne sont de nouveau pas synonymes de transparence mais bel et bien de séparation d’un dehors et d’un dedans auquel le regard public n’a pas accès, compose un dédale labyrinthique abstrait qui se veut aussi un programme pictural. Car l’abstraction figurative de Frantzen est issue de ce que le monde contemporain lui propose comme motifs qui se prêtent volontiers, de par leur sérialité répétitive en milieu urbain, à une abstraction glaciale et anonyme. Que le peintre fasse, par son coup de pinceau, le chemin inverse, en introduisant l’élément humain dans des sujets peints qui l’ont perdu, explique la qualité de l’approche picturale mis en œuvre dans l’ensemble des toiles exposées.