Il y eut un temps, entre l’École de Paris et la fin des années 1990, où le public luxembourgeois était avide d’art contemporain et dévorait passionnément tout ce que les institutions autochtones, bien moins nombreuses et moins actives qu’aujour-d’hui, pouvaient lui offrir comme expositions du genre, même si elles n’en présentaient que des fragments. Les premières installations de Dan Graham au Casino, dès 1997, firent sensation, tout comme les Bruce Nauman qu’on a pu voir dans les mêmes expositions que Dan Graham : Un bel été, Many colored objects placed side by side (Collection Herbert),... Plus de dix ans plus tard, la présence de ces artistes majeurs de l’art du XXe siècle dans une exposition du Mudam est déjà beaucoup moins exceptionnelle, le public devient blasé avec le temps.
Et ceci d’autant plus que les assidus des musées croient déjà avoir vu la pièce maîtresse de l’exposition, le pavillon Present Continuous Past(s) (1974), prêtée par le Centre Pompidou Paris, qui joue sur le décalage temporel de la présence physique du visiteur dans la salle et l’enregistrement de son image par ce qui fut alors une nouvelle technologie, la vidéo, projetée avec huit secondes de décalage sur les écrans. Le spectateur verra donc tous ses mouvements avec huit secondes de retard, perte de repères qui est encore augmentée par l’effet d’un miroir démultipliant les surfaces de projection. L’expérience ludique – la plupart des visiteurs sortent avec un sourire aux lèvres ou en discutant vivement pour s’expliquer mutuellement le procédé qu’ils viennent de vivre – permet d’interroger quelques notions essentielles dans l’exposition Out-of-Sync du Mudam : la subjectivité du temps, sa synchronie (ou non), le corps du spectateur dans l’espace, les références à l’histoire de l’art contemporain.
Deux ans plus tard, Dan Graham crée Public Space/Two Audiences, une installation où deux visiteurs sont séparés par une vitre, miroir sans tain d’un côté seulement, qui interpelle sur les mêmes notions de temps, de double, d’espace. Elle fait partie de la collection Herbert et fut exposée au Casino avec d’autres œuvres de leur collection en 2000/2001. Peu à peu, le visiteur luxembourgeois peut ainsi construire sa propre formation en arts plastiques de la fin du XXe siècle.
Le Mudam montre une autre très belle œuvre de Dan Graham : Two Correlated Rotations (1970/72), prêtée par la Tate de Londres : deux protagonistes se filment mutuellement tout en marchant selon des mouvements de spirales inverses. L’installation en angle droit montre les deux films en noir et blanc et 16 millimètres, avec tout l’appareillage technique nécessaire, le bruit et l’irrégularité des images faisant apparaître la relativité de l’idée même de synchronisation. De la même génération que Dan Graham, Bruce Nauman (qui fait également partie de la collection du Mudam), comme si souvent, pousse cette interpellation jusqu’à son paroxysme avec sa vidéo Lip Sync (1969) dans laquelle il prononce toujours les deux mêmes mots éponymes, mais avec un son en décalage de quelques secondes par rapport au mouvement de ses lèvres – le tout en plus filmé à l’envers, tête en bas, et projeté sur un téléviseur posé à même le sol. Intriguant au début, le film avec sa bande sonore dominant l’espace d’exposition tout entier, en devient forcément agaçant à force de répétitions. L’exaspération par la répétition est également le ressort de Double Slap in the Face (1985) un de ses nombreux néons qui s’anime si rapidement, comme une publicité lumineuse aguicheuse, que l’on perd le contrôle de qui des deux personnages gifle qui.
La troisième artiste majeure de la sélection historique des commissaires in-house Christophe Gallois, Marie-Noëlle Farcy et Clément Minighetti est Valie Export, dont le Mudam montre des documentations de deux performances en rapport avec l’espace-temps, Raumsehen und Raumhören (1974) et Adjungierte Dislokationen (1973). De David Lamelas, il reconstitue la performance Time, initialement réalisée en 1970 et représentée ici lors du vernissage, ainsi que tous les dimanches à 16 heures, invitant le public à participer à « se passer l’heure », aligné sur une ligne droite – à l’arrivée, l’heure est forcément fausse, un peu comme les jeux en serpents où on doit enchaîner ou créer des mots ou des phrases. De Tony Conrad, les commissaires ont sorti Yellow Movie (1973) de leurs stocks – une œuvre abstraite et évidente à la fois, l’artiste considérant que les changements que le temps opérera sur l’émulsion dont est repeinte une surface de papier blanche est un film, qui aurait juste une autre temporalité, nettement plus lente que ce que notre perception nous permet. En plus, le Frac Lorraine de Metz a prêté quelques tirages de la série de photographies de cinémas historiques de Hiroshi Sugimoto commencée en 1978 au Mudam, images certes impressionnantes, mais qu’on a vues et revues.
Donc, avec ces six grandes figures historiques sélectionnées avec quelques œuvres emblématiques, on aurait eu une exposition thématique comme les aime surtout Christophe Gallois : académique, un peu rêche, de l’art autoréférentiel, qui parle de questions inhérentes à l’art, à sa matérialité et à sa théorie, complètement hermétique au monde extérieur. Certes, il manque quelques noms qu’on associe forcément à la perception du temps, notamment On Kawara bien sûr, mais cela pourrait tenir la route.
C’est alors que les commissaires font un grand saut dans le temps pour présenter le travail récent (années 2006-2007) d’artistes contemporains qu’ils semblent particulièrement apprécier – car si on peut établir des liens à la thématique du temps et de sa perception subjective entre leurs œuvres et les pièces historiques, on pourrait certainement aussi le faire avec celle de mille autres artistes. Ainsi, avec En attente, le Casino Luxembourg avait consacré une exposition au temps perdu en 2005 avec huit autres artistes ; le Frac Lorraine s’y consacrait sous le titre Uchronies et autres fictions en 2006, affirmant que le temps n’est qu’une construction, une convention qui pourrait tout aussi bien être autre.
L’hypothèse du Mudam est certes un peu différente, le musée luxembourgeois veut développer une analyse des « temps désaccordés », de la disjonction et du décalage, de la perception d’une temporalité autre que linéaire. Mais les œuvres sélectionnées ne font que l’effleurer. Comme les quatre pièces certes très poétiques de Laurent Montaron, photos, projections, installation et pièce sonore – la très impressionnante « sonosphère » Sans titre (2006) dans le petit pavillon, qui baigne tout l’espace dans un vrombissement, un bain sonore, qui n’est autre que l’enregistrement des accordements d’instruments d’un orchestre symphonique avec une fréquence sonore qui est progressivement modifiée. Les deux films de Manon de Boer sur la musique – comment filmer un concert du mythique 4’33’’ de John Cage (le minutage du silence) ou enregistrer une version parfaite de la très difficile Sonate pour violon seul Sz 117 de Béla Bartók ? – sont touchants et l’humour d’Anri Sala comme si souvent bienvenu.
Pour couronner le tout, l’exposition offre en outre une œuvre d’un artiste « local », Marco Godinho, dont on a l’impression qu’il fait un peu fonction d’alibi ici. Sa série de petits « haïkus visuels » que sont les films The Evanescence of Things, entamés en 2003 et qui se poursuivent toujours, trop légère, trop « poésie visuelle d’étudiant en arts plastiques » est loin de convaincre.
Si le problème des expositions thématiques développées et réalisées par des commissaires démiurges qui imposent leur vue en se servant d’œuvres sélectionnées comme dans un catalogue Ikea a été largement thématisé depuis Harald Szeemann, Out-of-sync est une belle illustration de tous leurs travers et excès.