Portrait d’un jeune social-démocrate passé par le cabinet Brunswick

Camarade Cano

Olivier Cano devant le Café Florence dans  le quartier  de la Gare
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2025

Pour un socialiste luxembourgeois, Olivier Cano (25 ans) présente un profil plutôt atypique. Fraîchement diplômé de Sciences Po Paris, il a travaillé pendant une année et demie chez Brunswick, le groupe international de communication stratégique. Cano y est rapidement repéré par Pascal Saint-Amans. L’ancien « Monsieur Fiscalité » de l’OCDE l’embauche dans sa nouvelle boîte, aussi sélecte que discrète, qui conseille des paradis fiscaux soucieux de s’afficher « fully compliant ». Durant la campagne des européennes, Olivier Cano prend un congé sans solde, et s’improvise assistant personnel du Spitzenkandidat socialiste Nicolas Schmit. On le revoit fin novembre devant la notabilité patronale, invité comme un des « keynote speakers » pour les dix ans du think tank Idea. Quatre mois plus tôt, au congrès du LSAP, il s’est fait élire au comité directeur du LSAP. Composé de 21 membres, pour la plupart nés dans les années 1990, celui-ci se réunit toutes les six semaines. Même si, face aux mandataires élus, les instances officielles des partis jouent généralement les seconds rôles, Olivier Cano y voit « une plateforme pour présenter [s]es idées ».

Olivier Cano habite toujours en coloc dans le 15e arrondissement parisien. Alors qu’il vit depuis six ans en France, il ne s’y est pas engagé politiquement ; sa charge de travail universitaire puis professionnelle ne lui en aurait pas laissé le temps, dit-il, ajoutant : « Ech schaffe gären, a gäre vill ». Depuis Paris, Olivier Cano s’active aujourd’hui dans les coulisses du LSAP, rédigeant des questions parlementaires, participant à des groupes de travail, signant des textes pour la Fondation Robert Krieps, se faisant peu à peu un nom. Il est « beaucoup sollicité en interne », confirme Liz Braz, la shooting star socialiste, avec laquelle Cano vient de co-signer plusieurs tribunes. Les deux vingtenaires disent s’apprécier : « Liz et moi, on est sur la même longueur d’onde, même si on n’est pas toujours du même avis », explique Cano. La députée néophyte (dont les percées électorales ont généré une certaine méfiance au sein du LSAP) le décrit comme « mega-fläisseg ». Elle partagerait avec Cano une « vision plus moderne de la social-démocratie », une dénomination qu’elle dit préférer à celle de « socialiste ».

Olivier Cano dit « ne pas croire » à la ligne de partage gauche-droite. La composante « idéologique », il la laisserait volontiers à « la gauche radicale » : « La lutte des classes, je m’y identifie peu ». Chez Brunswick, il se serait rendu compte que la plupart des PDG « essaient de faire de leur mieux ». Au dernier congrès du LSAP, Olivier Cano a lancé un appel pour faire du LSAP une « Premierspartei », c’est-à-dire gagner les élections au centre. Pourtant, sur la question écologique, il se distingue clairement de son parti par des positions étonnamment tranchantes. Opérant depuis un cadre de références français, il semble en avance sur son parti (ou plutôt à gauche de celui-ci).

Au printemps 2023, la Fondation Robert Krieps a publié Next Generation, un livre dans lequel les jeunes loups socialistes pouvaient se présenter au public. De nombreuses contributions se lisent comme des dissertations fastidieuses de Pro-
seminar ou de TD. Celle de Cano se démarque. Elle place au centre la notion de « sobriété ». Celle-ci s’imposerait « à court terme », en attendant que des « technologies propres » permettent le « découplage » de l’économie des émissions CO2. « Chacun sera amené à changer ses habitudes » s’il veut respecter son budget de deux tonnes de CO2 par an, préconise Cano. « Il faut donc volontairement renoncer à faire ses prochaines vacances aux Seychelles ou à Dubaï en avion, et plutôt découvrir le Schwarzwald et la Côte d’Azur en train ». Cano écrivait ce qu’aucun électeur luxembourgeois n’a envie d’entendre, critiquant en même temps les décideurs politiques faisant l’impasse sur le sujet de la sobriété : « Ils font preuve au mieux d’incompétence et au pire de malhonnêteté ». Trois mois plus tard, en juillet 2023, il porte une de ses propositions devant le congrès du LSAP, à savoir l’interdiction progressive de la location de passoires thermiques. Venus adouber leur Spëtzekandidatin Paulette Lenert, les délégués socialistes s’y opposent. (Détail piquant : C’est Max Leners, un autre jeune du parti, qui monte à la tribune pour argumenter contre la motion de Cano.) La mesure n’avait pourtant rien de révolutionnaire ; elle s’applique depuis ce mercredi en France. « Do ass nach Potenzial » : Cano choisit le registre diplomatique pour décrire le positionnement actuel de son parti LSAP en matière environnementale.

Quand on lui demande pourquoi il a adhéré au LSAP, il évoque « l’ascenseur social » qui aurait permis à sa famille de monter ; « une histoire luxembourgeoise standard ». Ses grands-parents, tant maternels que paternels, avaient immigré au Grand-Duché depuis l’Andalousie dans les années soixante. « Mes deux grands-mères travaillaient comme femmes de ménage, mes deux grands-pères sur les chantiers ». Olivier Cano a passé son adolescence à Moutfort, dans un cadre très classe moyenne. Sa mère travaille comme employée au siège de la BGL, tandis que son père est cadre chez Paul Wurth. (Il occupait le poste de chief representative officer à Moscou, avant de rentrer au pays suite à l’invasion de l’Ukraine.) À l’âge de huit ans, Olivier Cano se met à jouer au basket à Contern, occupant la position de shooting guard, réservée aux joueurs plus petits et plus vifs, et finit par intégrer la sélection nationale junior. Pour maintenir sa cadence d’entraînement, il entre au Sportlycée. C’est là qu’il s’initie également à la pratique politique. Il passe de la Conférence nationale des élèves au Parlement européen des jeunes. À 17 ans, il adhère brièvement aux Jonk Entrepreneuren, une Asbl qui veut « stimuler l’esprit d’entreprendre chez les jeunes ».

En janvier 2023, Cano intègre le groupe international Brunswick, où il s’occupera de « public affairs & strategic communication ». « C’était une période très stimulante ; do ass et viru gaangen », s’enthousiasme-t-il encore. « C’étaient des semaines de 55 heures, mais en bienveillance », dit-il, exhibant une mentalité typique des grands cabinets anglo-saxons. Chez Brunswick, Cano est pris « sous l’aile » de Pascal Saint-Amans. Le directeur fiscalité de l’OCDE venait tout juste de se reconvertir dans le privé. Il conseille désormais des multinationales dans l’implémentation de mesures que l’OCDE a élaborées sous sa propre direction. En parallèle à son activité chez Brunswick, Pascal Saint-Amans vient de créer une boîte de consultance qu’il a baptisée Saga (lisez : Saint-Amans Global Advisory). Olivier Cano en est un des deux employés. Saga conseille entre autres des paradis fiscaux des Caraïbes voulant se conformer aux nouvelles règles fiscales et cherchant à diversifier leur économie. (Le Luxembourg ne ferait pas partie des clients.)

C’est non sans ferveur qu’Olivier Cano prêche la bonne parole (qui est également le sales pitch de son patron) : « Le temps de l’optimisation fiscale agressive et jusqu’au-boutiste est terminé ». Le Luxembourg aurait tout à gagner à changer de « mindset » et à se positionner en « first mover ». « Embrace and shape » : Ce slogan, Cano le répète à plusieurs reprises durant l’entretien. « Si demain on veut rester une place financière importante, le b.a.-ba, c’est la réputation ! » Elle seule permettrait de constituer « un capital politique ». Les Pays-Bas l’auraient compris, Pierre Gramegna également. Or, estime Cano, l’actuel ministre des Finances, Gilles Roth (CSV), serait retombé dans « la voie de la facilité », le court-termisme et les réflexes de « push back ».

En 2021, lorsque Cano postulait pour Sciences Po, il demandait à Nicolas Schmit (qu’il connaissait à peine) de lui écrire une lettre de recommandation ; le commissaire européen rendait ce service au jeune camarade de parti. Trois ans plus tard, Schmit demandera une faveur à Cano, celle de l’assister durant la phase chaude de la campagne européenne. Durant le printemps 2024, Cano s’est donc retrouvé dans l’équipe restreinte du Spitzenkandidat socialiste, dont il était « l’homme à tout faire » : « J’étais tout le temps à côté de lui ». Pendant ces deux mois, il aurait appris à « anticiper et répondre en permanence aux besoins d’un haut personnage politique ». Entre les réunions, dans la voiture, dans l’avion ou à l’hôtel, il briefait le candidat sur les éléments de langage, qui, d’un pays à l’autre, étaient constamment adaptés. En fin de compte, les socialistes européens laisseront tomber Nicolas Schmit. Le septuagénaire se retrouvera sans portefeuille et avec une certaine amertume : « On a fait un résultat honorable. Mais ce résultat ne s’est reflété sur aucun plan », s’est-il plaint fin novembre sur Radio 100,7. Et d’appeler « [s]es amis sociaux-démocrates » à faire leur introspection.

Il y a un mois, Olivier Cano a remplacé une autre ex-commissaire européenne. Pour les dix ans d’Idea, Viviane Reding (CSV) avait initialement été prévue comme « keynote speaker ». La vétérane du CSV s’étant décommandée, le think tank patronal a opté pour le jeune socialiste, affilié à la Fondation Robert Krieps, mais labellisé Brunswick. Bref, iconoclaste, mais pas trop. Cano tiendra son rôle, provoquant gentiment l’audience en appelant à une augmentation de la dette et des impôts pour financer la transition énergétique. Il faudrait arrêter de « diaboliser la dette publique de façon systématique » : « Ce serait dommage de dire à nos enfants qu’on n’a pas atteint nos objectifs de décarbonation et d’adaptation, mais on a tenu la dette financière en-dessous des trente pour cent du PIB », s’est-il avancé, faisant un distinguo entre « de la bonne dette » qui a « un objet très précis » et une dette « non maîtrisée » qui « finance l’opulence d’un État ».

Par sa formation et son profil technocratiques, Cano semble quasi-prédestiné à un poste de haut fonctionnaire. Beaucoup de ses camarades de promo occuperaient des postes dans des cabinets ministériels parisiens, glisse-t-il. Lui-même dit ne pas encore savoir s’il visera une carrière politique. Et d’ajouter qu’il n’en aurait « pas besoin ». Avant Cano, Max Leners avait tenté de se profiler comme intellectuel et électron libre. L’avocat avait fait preuve d’un certain panache publiciste, et réussi à occuper le sujet de la justice fiscale puis de la crise du logement. Atterrissant à la 17e place de la liste Sud, son résultat aux législatives de 2023 s’est révélé décevant. Une année plus tard, sa tentative d’entrer au Conseil d’État tournera, elle aussi, court. Décidément, au LSAP, la voie royale vers un mandat national passe toujours par le communal et l’associatif (ou par le nom de famille).

Bernard Thomas
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