Thérapie de choc : coup de barre à droite au service d’une certaine conception de l’économie. Bilan d’une année de gouvernement Frieden/Bettel

« Le livre de recettes »

Luc Frieden,  dans son bureau en février 2024
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 29.11.2024

Le monde connaît une succession de crises déstabilisantes et anxiogènes. L’espoir de la gauche était que ces crises ouvrent la voie à une réflexion sur la résilience et la bifurcation vers des politiques visant une vraie durabilité tendant à améliorer la condition humaine partout dans le monde1. Elles ont au contraire préparé le terrain pour tout à fait autre chose.

Le moment a en effet été capté par des forces politiques qui considèrent de plus en plus les pays, et même les régions, comme des centres d’affaires. Les conservateurs et libéraux à la solde de l’économie sont rejoints dans cet effort par les populistes conservateurs à tendance libertarienne, qui se révèlent comme les plus fervents défenseurs d’un marché débridé.

On trouve une illustration de cette alliance au niveau européen, où le cordon sanitaire par rapport à l’extrême droite a été rompu. Le PPE (Parti populaire européen, famille politique du CSV) adopte désormais l’agenda et les propositions politiques de l’extrême droite, notamment sur l’immigration. Dans certains pays où l’extrême droite n’est pas au pouvoir, elle peut néanmoins dicter ses conditions, sous peine de faire tomber le gouvernement ; la France et la Suède en sont deux exemples. On observe que même au Luxembourg, le parti nationaliste ADR critique très peu la coalition conservatrice-libérale, allant souvent jusqu’à voter les textes et les résolutions de la majorité.

De fait, le renforcement de l’économie de marché constitue la seule boussole des politiques menées. Pour preuve la domination du débat européen par la compétitivité, en réaction à un narratif qui considère l’Europe comme un enfer administratif voué au déclin. On retrouve le même impératif de compétitivité dans les politiques nationales.

C’est ce centrisme économique qui tient lieu de seule finalité des politiques menées, et d’ailleurs aussi comme objectif avoué. Les bienfaits pour la société et les citoyens se déduiraient, selon la doxa néolibérale à l’œuvre, au moyen du « ruissellement vers le bas » de la richesse produite – l’allocation se ferait de manière optimale selon les mérites des acteurs économiques. Un conte de fées qui a la peau étonnamment dure.

Derrière les slogans creux d’un « pays qui avance », de « remettre en forme le Luxembourg pour l’avenir » et autres, se cachent des politiques menées dans le seul but de renforcer l’attrait du Luxembourg comme centre d’affaires pour les auto-entrepreneurs nomades du monde entier ; les « anywheres » de David Goodhart2.

Si on adopte cette grille de lecture, l’ensemble des actions politiques prises ou annoncées depuis un an – qui peut autrement donner le vertige – fait soudain sens. La thérapie de choc est bien lancée3. L’auteure Naomi Klein avait analysé en 2007 que les crises (guerres, épisodes d’hyper-inflation, révolutions) sont propices à des réformes radicales visant à introduire ou à consolider un modèle économique néo-libéral, c’est-à-dire une société asservie aux intérêts d’une économie de marché globalisée. Le Chili de Pinochet et de ses « Chicago Boys », les pays d’Europe de l’Est après l’effondrement de l’Union Soviétique, ou encore l’Argentine de Javier Milei sont des exemples parmi d’autres de ces restructurations radicales de sociétés au service du marché privé.

Le livre de recettes néo-libéral est toujours à peu près le même. Il est appliqué rigoureusement au Luxembourg depuis une année. Il commence avec la politique répressive : parmi les premières mesures phare décidées par le nouveau gouvernement figurait l’interdiction de la mendicité et la présence policière durable dans le centre de la Ville de Luxembourg et le quartier de la Gare, pour rendre notre capitale plus présentable pour les « happy few » pouvant encore se permettre le luxe d’y résider.

Il se traduit aussi par des tendances autoritaires du gouvernement, qui a tendance à court-circuiter ou éviter le passage par le Parlement. Les conférences de presse gouvernementales précèdent de manière conséquente la présentation des projets au Parlement, les interpellations demandées par l’opposition n’ont pas lieu faute de disponibilité des ministres, les plénières sont ultra-formatées, les commissions sont des séances de questions-réponses aux ministres, la publicité des débats est évitée.

Pour libérer l’investissement et l’entrepreneuriat, le gouvernement a aussi annoncé et rapidement mis en œuvre une série d’allègements fiscaux, surtout pour les plus aisés et les investisseurs dans l’immobilier. Avec un succès mitigé jusqu’à présent si on regarde les chiffres de la construction et de l’économie. Ces mesures ont pourtant un coût conséquent et permanent pour le budget de l’État, qui en réduit la marge de manœuvre pour les grands défis d’avenir. Un manque à gagner qui ne peut être compensé que par plus de croissance : un pari risqué par les temps qui courent.

Autre classique néo-libéral, le gouvernement a d’emblée déclaré vouloir faire une réforme des retraites. Des consultations ont aussitôt été entamées, sans cependant mettre la moindre option sur la table. On peut s’attende à ce que la montagne accouche d’une souris et que la réforme se limitera à inciter fiscalement des investissements dans le deuxième et le troisième pilier, c’est-à-dire l’assurance-retraite privée, pour ceux qui en auront les moyens.

On assiste aussi à une politique étrangère consistant à faire profil bas par rapport aux grands enjeux du moment, tout en promettant une défense acharnée du principe de l’unanimité en matière fiscale au sein de l’UE. À cela s’ajoute un positionnement résolument restrictif sur l’immigration, où, en cas de doute, la règle est désormais le renvoi de migrants issus de pays tiers dans leur pays d’origine, même s’ils sont bien intégrés et apportent une plus-value certaine au pays comme dans le cas emblématique d’Alborz Teymoorzadeh. On vire ainsi par-dessus bord des années d’ouverture aux réfugiés mais aussi plus généralement aux immigrés qui sont venus enrichir notre pays culturellement et économiquement. Et on crédite l’idée fausse que l’Europe serait submergée par un raz-de-marée de migrants venus s’en prendre à nos emplois et à notre richesse. Contraste saisissant : Les « talents » à attirer par des mesures fiscales et qui apportent une plus-value économique au pays sont toujours les bienvenus.

On pourrait également citer la politique environnementale qui, alors que le monde est en train de brûler ou de se noyer, selon où on se trouve, se devrait d’être « pragmatique » et ne pas freiner la compétitivité de l’économie.

Le peu de cas qui est fait d’une institution caritative comme Caritas, démantelée en deux mois et réorganisée dans une nouvelle entité qui ne reprend ni le plaidoyer politique ni les activités internationales, est une autre illustration, s’il en fallait encore une, que le bilan des banques importe plus que le sauvetage d’un acteur majeur de la vie sociale luxembourgeoise.

Dernier exemple en date du déroulement du programme néo-libéral : Le dialogue social est affaibli avec l’attaque frontale contre les syndicats quant à leur droit exclusif de négocier des conventions collectives tarifaires, pourtant ancrée dans une directive européenne, suivi d’une deuxième provocation avec la libéralisation du travail dominical.

Nous ne vivons plus dans les années 1990. L’état de la planète s’est dégradé considérablement depuis lors et les inégalités se sont creusées de manière dramatique. Alors même qu’elles fêtent un retour presque global, le monde ne peut plus vraiment se permettre les politiques néo-libérales tablant sur une croissance infinie dans un monde fini. L’heure est plutôt à se demander comment on peut concevoir une vie décente pour tous en conformité avec les limites planétaires.

Bien sûr, on peut et on doit s’assurer, en tant que responsable politique, d’un bon dynamisme de l’économie. Mais encore faut-il se demander quel tissu économique est adapté au pays, et ce qu’implique l’activité économique pour le pays, aussi en termes d’externalités sociales et environnementales. La mise en place d’un modèle économique durable, respectant aussi bien les limites planétaires que les besoins et aspirations humains, n’est pas un luxe mais bien une nécessité et une urgence4.

Ainsi, la croissance économique n’est pas un objectif ni une vision politique en soi. Elle ne détermine pas le bien-être des citoyens, la convivialité, la qualité de l’environnement, la richesse des échanges au sein de la société. Elle ne dit rien sur l’attachement réel aux valeurs démocratiques et aux droits humains, rien non plus sur l’importance de la culture au sein d’une société. Et elle n’éradique pas automatiquement la pauvreté et les inégalités, bien au contraire.

1 Comme je l’avais, sans doute un peu naïvement et de manière incantatoire, souhaité dans un article publié juste avant les élections européennes : F. Fayot, « Prochaine sortie à gauche », blog mai 2024
2 D. Goodhart,

Franz Fayot
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