Les 10 et 11 mai dernier, l’historien américain d’origine luxembourgeoise, Arno Mayer, âgé aujourd’hui de 87 ans, professeur émérite à l’Université de Princeton, auteur d’ouvrages majeurs (comme La « solution finale » dans l’histoire, La persistance de l’Ancien Régime ou Les furies) était l’invité d’honneur d’Armand Clesse et de son équipe de jeunes assistants de L’institut d’études européennes et internationales du Luxembourg. Pour célébrer avec fierté la réussite intellectuelle de « l’enfant du pays » et saluer la vigueur d’une pensée toujours aussi riche et stimulante, l’Institut avait réuni autour de lui une trentaine de chercheurs en provenance de plusieurs pays et d’universités prestigieuses, représentant autant de générations et de thématiques côtoyées par Arno Mayer (Corey Robin, Phillip Nord, Matt Perry, Adrian Lyttelton, Norbert Franz, Christopher Coker, Michael Wintle, Charles Maier, Hans-Heinrich Nolte, Michel Vovelle, Andras Balogh, etc.). Les chercheurs et les observateurs luxembourgeois – Jean-Paul Lehners, Claude Wey, Guy de Muyser, Alain Meyer, Laurent Moyse, Mario Hirsch, Victor Weitzel – ont participé au débat en contribuant à son animation.
Sept sessions ont été organisées à partir des objets d’études et des concepts rendus célèbres par l’historien (Révolution et contre-révolution, Persistance de l’Ancien Régime, « guerre de trente ans du XXe siècle », « solution finale », le Moyen-Orient aujourd’hui, le futur de la puissance américaine, concepts et méthode). Chaque intervention était suivie d’une discussion ponctuée par les commentaires d’Arno Mayer, le plus souvent une anecdote personnelle et auto-ironique, qui ne manquait ni d’humour, ni de pertinence. Fidèle à ses convictions de gauche, marxiste revendiqué et libre d’esprit, farouchement attaché à l’éthique du « métier d’historien » (Marc Bloch), réfractaire aux palabres mondaines et aux effets de manche, mais doté d’un esprit sarcastique, Arno Mayer ne cessait de répéter qu’il avait l’impression d’assister à ses deuxièmes « funérailles », après « celles » organisées par Princeton au moment de son départ en retraite. Il continua d’illustrer ses interventions et celles de ses collègues d’autres anecdotes, toutes aussi drôles et irrévérencieuses, dont on pourra se faire une idée en lisant l’excellente interview publiée par la revue Forum dans le numéro 328 (avril 2013), comme la découverte récente dans les archives à Luxembourg « du texte du serment du Rabbin Serebrenik de 1936 » mettant « en garde contre un nouvel antisémitisme qui s’attaquait aux Juifs, parce qu’ils étaient censés être communistes. Cet aspect-là de la solution finale est devenu un de mes thèmes d’études principaux. Qui sait, peut-être que cette idée m’est venue à l’époque du Rabbin (rires) ? »
L’historien est connu pour son esprit facétieux, sa lucidité et la rigueur critique de ses analyses. Ces traits de caractère, il les a forgés au cours d’une des « ères les plus sombres de l’humanité » (Les furies, p. 15) quand la guerre et l’invasion nazie l’ont arraché à l’univers insouciant de son enfance luxembourgeoise et propulsé dans le « mondo grande e terribile » (Gramsci). Comme le héros du roman de Thomas Berger, rendu célèbre par Dustin Hoffman dans le film d’Arthur Penn, Little Big Man, Arno Mayer a traversé le XXe siècle et les cultures de son temps en portant sur l’histoire et le monde, le regard de l’outsider. Le « gamin juif » dont se moquait l’aristocrate nazi, Wernher von Braun, prisonnier de l’armée américaine, est devenu le grand professeur d’histoire de Princeton, en restant ce qu’il était, un observateur attentif des jeux de pouvoir, là où l’on pouvait le mieux les observer, en bordure de frontière et en assumant la position de l’acteur engagé ; transformant « une béquille en canne de golf » (Goffman), la périphérie en centre d’observation et le centre du pouvoir en périphérie décortiquée avec minutie, comme dans la célèbre ouverture du Prince de Machiavel : « je ne voudrais pas non plus que l’on traitât de présomptueux un homme de basse condition, parce qu’il ose discourir du gouvernement des princes et proposer des règles. Ceux qui peignent les paysages se tiennent dans la plaine pour considérer la forme des montagnes et des lieux élevés ; et pour examiner des lieux bas, ils se juchent sur les sommets. De même, pour bien connaître la nature des peuples, il faut être prince ; et pour connaître les princes, être du peuple ».
Les organisateurs du colloque avaient choisi la date symbolique du 10 mai – celle de l’invasion nazie et de la fuite forcée de la famille Mayer – pour saluer la contribution de l’universitaire à la science historique et à la promotion culturelle du Luxembourg. Arno Mayer a saisi l’occasion pour faire une « dernière visite à son pays natal » comme il l’a dit simplement en clôturant les deux journées de conférence, entre deux salves d’applaudissements. Il était entouré de ses deux fils, Carl et Daniel, de sa sœur Ruth (à qui il a dédicacé sa magistrale étude comparative des révolutions française et russe, Les furies). Nul doute qu’il aura pensé à son père spirituel, Herbert Marcuse, à ses amis partis avant lui. Il est allé se recueillir une dernière fois sur la tombe de ses parents qui avaient fait le choix de retourner au Luxembourg, après la guerre. Arno Mayer a fait du rire et de l’intelligence une arme contre la folie des hommes. Le livre de son enfance ressemble aux premiers romans de Philip Roth, un auteur qu’il apprécie particulièrement et qu’il cite abondamment dans l’introduction de son dernier ouvrage (Plowshares into Swords. From Zionisme to Israël, 2008). La morale de sa vie d’adulte pourrait emprunter à celui de la maturité : « on ne doit rien oublier » (Philip Roth, Patrimony, 1991).