Jeannine Herrmann-Grisius a vu le film sur les colons luxembourgeois au Congo et s'est dit: "Comprendront-ils un jour?" Le père de Jeannine, un jeune ingénieur luxembourgeois, était lui aussi parti au Congo dit "belge". Il a eu une liaison avec la gouvernante de sa maison, la fille d'un chef de tribu tutsi et de cette liaison est née Jeannine, une enfant "chocolat".
Une séparation sans retour
Jeannine vit les six premières années de sa vie auprès de Zaïna, sa mère. Dans son récit, elle nous raconte ses souvenirs colorés et admirablement bien conservés (d'autant plus qu'ils n'étaient pas accompagnés et ravivés par des photos). Devant nous se déploient ces images de bananeraies, un marché africain où sa mère vend de la bière de bananes et achète de la "viande avec des poils" (des tripes), le feu de bois dans la cour de sa hutte
Cependant son père "tellement silencieux" voulant assumer sa paternité, la sépare de sa mère, la garde encore une année avec lui à Léopoldville puis l'envoie chez son frère au Grand-Duché afin que la petite soit scolarisée dans une école blanche. Dans des souvenirs elle se voit telle une "iphigénie noire" éblouie par la beauté du lac Kivu dont les vagues devraient "laver sans fin la blessure de mon âme". Ni son père, ni sa nouvelle femme blanche, ni son demi-frère ne prononceront le nom de Zaïna et Jeannine gardera ses souvenirs sublimés pour elle-même et les conservera presque intactes par ces tabous. Plus tard l'auteure écrira: "J'ai grandi avec la double image de Zaïna. Lorsque j'allais mal je me réfugiais dans ses bras. Lorsque j'allais bien, je me tenais à ses côtés et lui racontais ce que la vie m'avait apporté depuis notre séparation". Cette séparation elle la vivra cependant trente ans comme une amputation d'elle-même.
Les charmes de la curiosité enfantine
La petite enfant chocolat voit donc pour la première fois une grande ville, une grande maison en pierre. Elle semble comprendre l'essentiel: il faut devenir un enfant blanc et observer leurs coutumes et leurs rites. Elle est déconcertée par le manque d'autonomie des enfants blancs. "Tout était décidé à leur place, quand aller au lit, quand se lever, quand manger et combien".
Avec beaucoup d'humour Jeannine décrit "la lumière qui descendait du plafond" et sa première rencontre avec la boîte en bois qui parle et qui chante. Les petites découvertes que font tous les enfants sont quelque peu ternies par cet éternel refrain: "Pourvu que je ne fasse pas de faute". Son enfance n'était pas insouciante, mais Jeannine ne s'en plaindra jamais et n'en tiendra grief à personne. Exemple à imiter. Par ailleurs, son don de ne pas généraliser est-il génétique puisqu'il est si rare dans nos régions?
Elle me confiera lorsque je l'ai interviewée à Pâques à Genève qu'elle a aussi voulu montrer à ses nombreux élèves étrangers que les difficultés d'intégration sur un bout de terre différent (soit la Suisse, soit le Luxembourg, terres d'immigration) doivent être mieux éclairées, que ce ne sont pas les valeurs morales et les vérités qui changent d'un pays à l'autre mais plutôt les coutumes, les rites et les habitudes. "Mon expérience pourrait aider les jeunes en mal de repères, ces jeunes qui s'interrogent d'une façon lancinante et muette sur leurs racines". Une intégration idéale, pour elle, devrait être accompagnée par une personne qui connaît bien les deux cultures.
Après Léopoldville, Vichten et Luxembourg-Gare
Toute seule, l'enfant part avec la Sabena et atterrit au Zaventem à Bruxelles où l'attend la famille de son père. Elle parlera de sa vie d'écolière et de lycéenne auprès de son oncle, de sa tante et de ses deux cousines. Il est très révélateur de lire quels souvenirs sont restés gravé dans sa mémoire: une voisine quelque peu raciste, une prof de latin injuste, un chauffeur qui l'aurait poursuivie.
Que reste-t-il finalement de nos souvenirs de jeunesse? Pouvons-nous commander à notre mémoire quel tri elle doit opérer? Qui de nous n'est pas hanté par une invective lancée par un prof énervé il y a vingt ans? Tel être masculin pourrait en apprendre des choses à lire comment une jeune femme sensible décrit ses impressions, ses émotions, par petites touches, à la manière d'un peintre impressionniste, sans jamais tomber dans le piège du mélodrame et du pathétique. Il se demandera si la femme et l'homme ne vivent pas dans deux mondes parallèles complètement différents.
Le racisme vécu
Jeannine est heureuse d'avoir eu des amis qui l'aimaient et qui la préservaient de se sentir trop dépréciée par des remarques racistes à son égard. Les attitudes racistes l'ont "rarement rabaissée". "C'était leur problème, pas le mien". Et elle ajoute dans ce style charmant et désarmant: "Je ne sais pas comment c'est d'être entièrement noir ou entièrement blanc". Cependant, dans son livre, elle parle souvent de ces situations où elle était confrontée à des paroles racistes. Plus tard, dans la vingtaine, elle trouvera plus de sérénité en réussissant à concilier les deux mondes en elle, à accentuer son look africain et sa jolie coiffure crépue et en même temps à assumer son identité de Blanche européenne.
Un visage qui s'estompe
Le souvenir de la mère est toujours vif, elle la voit et vit dans ses rêves. Elle pleure quand ses copines lui disent que sa mère l'a vendue. À quarante ans, elle commence à douter de ses souvenirs. Est-ce pour cette raison qu'elle s'est mise à les ancrer dans un récit? Cette mère idolâtrée et sublimée n'avait plus de visage, était devenue juste une silhouette élégante dans le brouillard. Jeannine nous parle aussi de son "complexe maternel, de sa relation compliquée avec les mères de ses amies".
Comme elle les trouvait gentilles, nos mères, des fois si sévères et qui, nous le croyions à l'époque, ne nous comprenaient pas. Qui de ses amies au Lycée de jeunes filles n'aurait pas voulu lui prêter sa mère pour pouvoir jouir d'un peu plus de liberté (nous ignorions à l'époque que la liberté se gagne durement). L'auteure sera-t-elle assez forte pour voir sa mère en chair et en os, confronter ses rêves et ses espoirs à la réalité? Saura-t-elle renouer avec ce moment de séparation d'avec le pays des mille collines? Faudra-t-il réécrire sa vie? Aura-t-elle le courage de se rendre en Afrique noire et d'observer, voire de vivre la vie d'une Africaine, le temps donné des grandes vacances?
Le visage oublié est une leçon de courage, il souligne l'importance de la famille et des amies et incite à prendre sa vie en main. Dans des situations de malaise, son truc à elle est de sortir de son corps, de se voir d'en haut, en perspective de vol d'oiseau, de se parler à la troisième personne, ça ne s'invente pas.
À part son intuition féminine et son introspection si lucide, l'auteure fait état de beaucoup d'humour. Les descriptions des rites d'un certain culte sont jouissives. Lui mettre du sel et de l'eau sur la tête: "C'était donc ainsi que les Blancs s'amusaient". "L'acteur principal était un Blanc déguisé en femme. J'aimais bien sa robe plissée avec son manteau rouge, très joli". "Je pouvais m'asseoir pendant un instant, me lever de nouveau, m'agenouiller. Un cours de gymnastique quoi." Le visage oublié, une libre et délicieuse association de souvenirs, de réflexions, de récits, d'émotions, avec le clin d'il malicieux aux lectrices et aux lecteurs, est écrit dans un style fluide, pétillant, féminin, naturel et spontané.
Jeannine Herrmann-Grisius: Le visage oublié; Récit, éditions En bas, Lausanne; 2001; 157 pages; 14,30 euros; ISBN 2-8290-0256-3. L'aube; Jeannine Herrmann-Grisius présentera son livre lors d'une séance de lecture, le vendredi 31 mai 2002 à 20 heures au Centre national de littérature à Mersch.