On a pu dire de Supervielle qu'il était un bâtisseur de ponts. On peut en dire autant de Jean Portante. J'ai pu rencontrer cet Européen, ayant vécu en Amérique, à Tunis. Et je lis aujourd'hui ce recueil qu'il a traduit. Je le lis à la lumière de l'actualité brûlante. Je lis ce recueil comme un témoignage sur l'homme forcé à l'exil, traqué. Décidément, contre tout bon sens, l'histoire se répète.
Je m'arrête longuement sur cette épigraphe: "La mort rapide est une punition très légère pour les impies. Tu mourras exilé, errant, loin du sol natal. Voilà le salaire qu'un impie mérite". Sans avoir jamais lu cette citation d'Euripide, les tortionnaires de tout bord l'ont toujours appliqué. Je suis du côté des impies quand ils s'appellent Mahmoud Darwich ou Juan Gelman. L'histoire se répète disais-je.
Contraint à l'exil par la dictature argentine, Juan Gelman, poète confirmé dont Julio Cortazar avait préfacé De palabra en 1944, prend les chemins de l'ailleurs d'abord en Europe puis à Mexico où il vit actuellement. L'exil n'est pas ce qui vous sépare des autres. Il est une scission de l'être. Il vous naît un alter ego qui se nourrit de vous: "Je cohabite avec un obscur animal./ Ce que je fais de jour, il le mange de nuit. / Ce que je fais de nuit, il le mange de jour. / La seule chose qu'il ne mange pas c'est ma mémoire. Il s'acharne à palper / la moindre de mes erreurs et de mes peurs./ Je ne le laisse pas dormir. / Je suis son obscur animal."
Ce qui demeure inaliénable dans l'exil, ce sont ces petits riens, ceux qu'on garde je ne sais où au fond de l'oeil: c'est le souvenir d'un oiseau, d'un tremblement de lèvres, un chemin en verdure. Ce qui demeure inaliénable, c'est tout cela qui est impondérable. Il y a, sous la plume de Juan Gelman, une poétique de l'impondérable qui émane d'une salutaire aptitude à convertir les images du monde en monde d'images. Le concret ne survit que dès lors qu'il prend la consistance paradoxale des choses abstraites. C'est uniquement alors que les choses vécues se trouvent surdéterminées par l'Histoire et que les images du souvenir s'érigent en patrie.
L'exil se transforme alors en mode de connaissance quasiment mystique aboutissant à une appréhension de l'essence des choses et des êtres: "je suis dans ta beauté non connue, celle qui se cache dans ta beauté. Ne puis la voir dans sa nature ardente. Ton image, je peux la voir, partout, et comme l'Abencérage, la plus vraie dans mes entrailles. L'oeil transformé en ce qu'il regarde n'est plus à combattre, il est deux fois la lumière et reçoit comme être reçu. Il n'a besoin ni de cause ni de pardon".
Ce qui sauve le poète, c'est la passion, le désir devenu contrée habitable parce qu'en lui signe et sens se confondent. L'amour est plus que l'amour: il a partie liée avec l'autogenèse, avec le salut: "L'aimé à l'aimée ressemble. Elle ne fait déjà plus honte la mort, chardonneret absorbé, attaché à sa passion". L'exil est expérience ontologique. Je pense au poète français André Velter regrettant que la peine du bannissement ait été abolie. Mais ce sont là propos d'homme qui n'a pas connu le bannissement.
La poésie tient-elle lieu d'ersatz de pays? Non. L'homme exilé est inconsolable. Que peut la poésie? Et la question n'est pas pure rhétorique. Elle se nourrit du retour des vieux démons qui ensanglantent les rues de Ramallah. La poésie sert à montrer où se situe la poésie.
Juan Gelman: Salaires de l'impie; traduit par Jean Portante, collection Graphiti des éditions Phi, 2002, 151 pages ; 12 euros.