Alors que les gouvernements, c’est-à-dire la puissance publique comme mode d’organisation et de décision pour la société, laissent place partiellement à la gouvernance, c’est-à-dire des règles d’arbitrage et de contrat empruntées à l’Économie pour le Politique, les Luxembourgeois ont rappelé au contraire leur attachement à la souveraineté populaire comme partie prenante du premier, qu’ils se soient prononcés pour le « oui » et/ ou pour le « non ». Autrement dit, la politeia ne saurait être ramenée à une simple vision procédurale de la participation politique. Mais plus que la perte d’une partie de la légitimité électorale du gouvernement (ce qui pèsera sans doute dans sa capacité à agir législativement jusqu’à la fin de sa mandature par rapport à ses ambitions premières), le référendum a été le révélateur (comme en chimie) de questions qui taraudent la société au grand-duché et que l’on retrouve sous des formes et avec des magnitudes diverses dans les autres États membres de l’Union européenne.
La plus débattue est « naturellement » la question identitaire car c’est non seulement la plus facile à appréhender (car elle touche à la quotidienneté) mais aussi celle qui est en réalité la plus symptomatique de l’abaissement des critères du Politique qui opérait jusqu’alors la distinction entre la sphère intime et la sphère publique.
Toutes les enquêtes électorales que nous avons menées pour la Chambre des députés depuis 1999 confirment que l’instabilité de la définition et du sens de l’État-Nation inquiètent une partie des Luxembourgeois de nationalité.1 Ces derniers n’ont pour réponse (pour l’instant) que la primauté de la langue luxembourgeoise et/ou la préférence nationale à l’emploi ce qui, suivant les scrutins, les placent d’ailleurs en haut de la liste des Européens à exprimer de tels sentiments. Rompre le lien entre nationalité et citoyenneté comme le proposait le gouvernement peut être compris non seulement comme les prémisses (sinon les confirmations) de la relativisation de l’idiome qui les spécifient mais aussi comme la fin des mécanismes qui leur assurent un niveau de vie sans comparaison en Europe (et c’est tant mieux) par rapport aux niveaux d’emplois qu’ils occupent. La question identitaire doit donc être « recherchée » de deux manières : primo, comprendre les ressorts du désir d’assimilation unilingue qui serait partagé par une partie de la société ; secundo, étudier l’« instrumentalisation » de la langue qui serait opérée comme moyen de séparation (et de contrôle) du pouvoir.
L’assimilation unilingue conçoit l’incommensurabilité et l’unicité de l’identité des personnes et de la société qu’elles composent où la langue joue « naturellement » un rôle considérable. La langue comme instrument de pouvoir signifie quant à elle son enchâssement systématique dans l’appareil juridico-administratif, le système législatif et la sphère publique dans une perspective de distinction et de contrôle sur ceux qui peuvent discuter (de), accéder (au) et exercer le pouvoir. À bien des égards, cette double représentation de l’identité au Luxembourg (du moins ceux et celles qui partagent ces conceptions) ressemble à celle à l’origine des mouvements d’émancipation politique de la Catalogne et du Québec initiée depuis la fin des années 1960, avec néanmoins une différence de taille : le premier possède la souveraineté politique alors que les seconds la recherchent toujours. Les motivations du « non » au droit de vote des citoyens européens pour l’essentiel ont été en quelque sorte « transfigurées » par Gast Gibéryen (ADR) lorsqu’il déclara au soir du référendum que c’était une « victoire pour l’identité, pour la langue et la souveraineté ».
À côté de ces conceptions des plus légitimes en démocratie, les études électorales susmentionnées (les sondages publiés le 7 juin et depuis lors) montrent aussi qu’une autre partie des Luxembourgeois (y compris des « nonistes ») construisent la différence de la société nationale luxembourgeoise en Europe par son trilinguisme et par une flexibilisation des critères pour accéder à la nationalité et donc par la suite à la communauté politique (opinion partagée tant par les « nonistes » que par les « ouistes »). Si les composants de l’identité des Luxembourgeois sont plus nombreux, il n’en demeure pas moins que cette dernière est aussi fortement présente dans la détermination du vote car elle est vécue elle-aussi comme « unique » en Europe. Face à un tel dilemme, respectueux de ces « solitudes » identitaires comme le rappelait si bien le philosophe Charles Taylor2, il est important dans le travail législatif et dans le débat politique de distinguer donc les conditions d’accès à la nationalité de l’emploi des langues dans le domaine administratif, judiciaire et législatif.
Au-delà de ce double travail parlementaire, le recours à l’identité si présent dans le vote au Luxembourg pourrait témoigner également d’un mouvement de plus grande envergure que l’on constate également dans d’autres États en Europe : la « naturalisation » et la « privatisation » du Politique. Dès lors que les Gouvernements européens, indépendamment de leurs couleurs politiques, par les effets de conventionalité des Traités européens et internationaux d’un côté et de l’autre des globalisations économiques, ne seraient plus en mesure d’exercer de la même manière qu’auparavant le quasi-monopole du discours sur la société politique et surtout sur sa direction (par la Loi), les citoyens n’auraient plus comme « horizon politique » ce qui est de leur « nature » et de leur « intimité » : l’identité. Il est important d’ailleurs de souligner que ce mouvement vers l’identité est concomitant d’une plus grande « intrusion législative » dans ce qui relève de l’intimité d’une personne (sa conception philosophique et/ou sa foi, sa sexualité et ses pratiques, sa mort, son genre, etc…).
Ce retour à l’originel s’inscrit également dans les processus d’individuation et d’autonomisation qu’a consacrés la Modernité politique. D’une autre manière, la limitation partielle aujourd’hui du gouvernement du Politique renforcerait le « déportement à soi », c’est-à-dire ce que une personne croit « être » car immanent. Ledit emportement vers l’état de nature deviendrait le prisme par lequel elle construit principalement son rapport au Politique et par conséquent un référendum, consciemment ou inconsciemment qui porterait atteinte à cette « privatisation » de l’identité politique ne pourrait être que rejeté dans une ampleur dont personnellement j’en suis encore étonné.
La seconde question, évoquée parfois de manière subliminale pendant la campagne électorale, et tout autant omniprésente dans toutes les analyses électorales publiées cette fois-ci depuis 2004, est la structuration de l’économie du Luxembourg et de son devenir avec pour arrière-fond un système néo-corporatiste et de démocratie consociative en difficulté et/ou en panne. Alors que le Luxembourg demeure l’une des économies les plus performantes de la zone euro, que sa situation s’est nettement améliorée dans les derniers six mois, une grande partie des nationaux sont toujours angoissés de son futur (et particulièrement en ce qui concerne le chômage des jeunes).
Cette incongruité n’est qu’apparente lorsque par ailleurs, nous savons l’importance de la fonction publique et de celle des retraités dans le corps électoral qui s’est prononcé au référendum (toutes les deux sont uniques en Europe dans leurs proportions). Toutefois, il ne s’agit pas ici d’établir seulement un simple lien de corrélation entre occupation professionnelle et importance du « non », mais de s’interroger aussi sur les freins réels et/ou supposés (dans la représentation sociale, dans la communication et dans la collaboration au nation branding etc.) qui provoquent une méfiance voire un antagonisme de « classes » (même pour un politiste qui ne s’est jamais inscrit dans la tradition sociologique marxiste) entre la « classe » de l’État et la « classe » du secteur privé. Rappelons à ce titre que la Confédération générale de la fonction publique (forte aussi de sa récente victoire aux élections sociales) prônait le « non » alors que la Chambre de commerce s’engageait pour le « oui » sur le droit de vote des étrangers et que, les « zélotes » de chaque camp s’accusèrent mutuellement d’« instrumentaliser » le référendum pour préserver ses « privilèges » et/ou imposer de nouvelles contraintes de nature différente pour mieux peser dans le processus décisionnel.
Les citoyens de nationalité, spectateurs de cette joute qui habituellement se déroule dans les enceintes de la comateuse tripartite et/ou lors de négociations directes avec le gouvernement, ont peut-être choisi les positions de la première car elles étaient liées et/ou semblaient mieux renvoyer à leurs constructions sociales et réalités économiques du moment : une raréfaction des emplois publics ; une économie grand-ducale ébranlée partiellement dans ses fondements (les ressources fiscales tirées du secteur financier en stagnation) sous le poids de la crise de la zone euro et de l’harmonisation budgétaire et fiscale des économies nationales qui en sont membres ; une concurrence accrue sur le marché de l’emploi national où la nationalité (voir la pratique du luxembourgeois) a de moins en moins d’importance ; où les centres et la prise de décision pour les entreprises (y compris au Luxembourg) sont « dépaysés » (pour reprendre un terme judiciaire) et où les instruments et les acteurs du « modèle social luxembourgeois » seraient de plus en plus obsolètes et/ou en retrait de la nouvelle gouvernance économique alors qu’ils furent associés au miracle économique depuis le dernier gouvernement Werner.
Le rejet de la rupture entre nationalité et citoyenneté pourrait être analysé dès lors par le niveau de compréhension et le système de valeurs que des Luxembourgeois ont de la gouvernance économique, de l’origine de la croissance, de la justice sociale et de sa concertation. Si tel était l’un des ressorts du vote référendaire (à vérifier), s’inscrivant qui plus est dans l’anticipation d’une anomie sociale (pourtant des plus douteuses en comparaison de la majorité des sociétés européennes), il s’agirait alors de créer les conditions d’un nouveau dialogue social et de prise de décision économique séparé des débats proprement dits sur l’élargissement du corps électoral bien que la question demeure entre les responsables des secteurs public et privé. Autrement dit, le référendum ne saurait se limiter à une simple « crise de confiance » dans l’action du gouvernement mais bien plus serait de la part des citoyens le constat critique de l’absence de collaboration entre le secteur public et le secteur privé au moment même de la transformation de la gouvernance économique et de l’arrêt des choix essentiels pour le repositionnement de l’économie grand-ducale à moyen terme.
La troisième question pour le moins absente des débats référendaires par les acteurs tant du « oui » et du « non » serait l’européanisation de l’identité politique et culturelle des Luxembourgeois et de ses limites. Il s’agirait en premier lieu, de vérifier quel est le rapport exact qu’entretiennent les Luxembourgeois à la Gouvernance politique de l’Union européenne et de la zone euro.
Si les enquêtes eurobaromètres consacrent les résidents du Luxembourg (et par conséquent aussi les étrangers) comme parmi les plus « europhiles » de l’Union (même si le taux a reculé à l’exemple des autres citoyens européens depuis 2008), c’est-à-dire qu’ils sont attachés à l’euro, à la méthode communautaire de décision et à un marché libre et concurrentiel, les rapports pour le Parlement sur le référendum de 2005 concernant le feu Traité constitutionnel européen (sans parler de son résultat), sur les élections européennes de 2009 et de 2014 ont montré aussi qu’une partie grandissante des Luxembourgeois, indépendamment des électorats partisans sur une échelle gauche/droite, glissaient aussi vers un « souverainisme libéral » et/ou un « stato-providentialisme national ».
Lors du dernier scrutin européen, l’un des résultats les plus significatifs était d’ailleurs l’accélération de ce « glissement » parmi l’électorat chrétien social alors même que son champion était en passe de devenir le Premier des commissaires européens. Dans ces conditions, l’expression du maintien entre nationalité et citoyenneté pour une partie des citoyens nationaux [dans quelle(s) proportion(s)] aurait été peut-être l’instrument d’une critique ou d’une incompréhension au régime politique de l’Union européenne et à la place que le Luxembourg occuperait désormais en son sein.
En second lieu, l’insularité des débats référendaires serait pour le moins artificielle pour les Luxembourgeois de nationalité. Leurs systèmes d’informations multiples (l’influence par exemple des médias et des débats de la République de Berlin), la dureté et l’approfondissement de la crise économique en Grèce, l’entrée en vigueur de mesures draconiennes appuyées et/ou souhaitées pour certains États (y compris pour la « Grande Nation ») auraient éprouvé les niveaux de solidarité de certains Luxembourgeois pourtant parmi les plus élevés en Europe (en référence de nouveau aux enquêtes eurobaromètres et de l’European Values Study) d’autant plus avec les nouvelles pressions et tragédies migratoires aux marges de l’Empire. Le référendum aurait été alors l’expression grand-ducale d’un mouvement de « renationalisation » du débat politique et de la confiance accordée aux institutions nationales quant aux règlements d’une partie des difficultés européennes. En troisième lieu (le plus difficile à évaluer) serait le rapport distancé que certains Luxembourgeois de nationalité entretiennent désormais avec ce qui serait considérée comme la « culture européenne » et « partagée » par tous au grand-duché (il faut insister ici que c’est également un phénomène paneuropéen).
Pour poser cette hypothèse de recherche, il est important de saisir qu’en dépit ou à cause d’une standardisation européenne des produits culturels (cinéma, arts plastiques, arts visuels et électroniques, musique, etc.), du formatage de l’expression culturelle notamment en raison de ses modes de distribution et de financements, il demeure des espaces culturels autonomes, parfois marginalisés et/ou, qui se considèrent « à tort ou à raison » stigmatisés car relevant de ou renvoyés notamment à la « culture populaire ». Tout comme la société est ouverte, il ne saurait y avoir de Culture mais des cultures composées, critiquées, déclinantes, ringardisées, révolutionnaires, en travail permanent, etc. Pourtant le référendum a peut-être, toute proportion gardée, rappelé qu’il existe des modes d’accès (aux) et des produits culturels multiples, concurrents et pourtant fortement hiérarchisés dans lesquels des Luxembourgeois de nationalité (c’est aussi valable pour une très grande partie des étrangers résidents) ne se « retrouveraient » pas.
La différenciation de l’accès à la Culture, l’imposition d’un modèle conditionnerait donc en partie l’acte de vote. Surgit bien entendu une sous-question à savoir si le rapport au cosmopolitisme européen dans le domaine culturel (et son éventuelle « arrogance » soulignée par des éditorialistes) qui serait partagé par les « élites » ne le serait pas ou que partiellement par le « peuple souverain ».
In fine, les trois hypothèses de recherche (l’identité, l’économie et l’européanisation), en plus de l’analyse des effets structurels de la campagne, du jeu et de l’engagement des acteurs conventionnels et non conventionnels et de l’accès à l’information (et de ses niveaux de compréhension), devraient nous permettre, dans le cadre du projet VoxLex commandité par le Parlement à sa Chaire de comprendre la signification du vote des Luxembourgeois dans une perspective pratique, d’aide à la décision et au service de tous. La Science du politique n’est pas le Politique. C’est la Loi du peuple qui est le Politique en démocratie. Tout l’enjeu est d’interpréter les entrelacements entre les démocraties représentative, délibérative et participative qui se font jour en référendum et le rapport aux pouvoirs qui existe dans la société au regard des hypothèses susdites.