Du passant boulevard Roosevelt, ou de l’automobiliste, le regard s’est toujours teinté de bleu, attiré par les tubes au néon sur l’ossature de l’aquarium (d’aucuns parlent de solarium, il est vrai tourné vers midi) que Jean Prouvé a collé à la façade arrière du Casino Luxembourg à la fin des années 1950. All Art Has Been Contemporary, dit (disait) la phrase de Maurizio Nannucci, comme pour souligner sans doute la finalité prise depuis par le bâtiment. Cependant, aujourd’hui, c’est tout autre chose que vous y lirez ; plus question qu’il soit contemporain ou non, d’art, à grand-peine vous y déchiffrerez une inscription qui avec de la bonne volonté se rapproche tant soit peu du nom du pays : Latsempoar. Pas d’acte de vandalisme, comme il arrive dans les grandes villes, optons pour de la déconstruction, et dès lors en plein dans notre problématique.
Nannucci avait voulu peut-être enlever à la contemporanéité ce qui lui est attaché, comme une marque honteuse, de déconcertant, d’abstrus, voire de gratuit. Cela revenait à noyer le poisson, à moins que d’un coup, la vérité ne devienne lapalissade1. Et c’était réduire de la sorte l’attribut à sa seule dimension temporelle, indéniable, ce qui n’aide en rien, ni pour voir clair dans l’emploi des étiquettes, ni pour déterminer alors ce qui fait justement la caractéristique propre à l’art contemporain. Un art dont on peut en gros situer l’émergence, mot assez mal choisi car son apparition n’est pas soudaine non plus, des antécédents existent, des précurseurs, dans les années 1980.
Du moderne au contemporain, voilà le chemin à baliser, en précisant de suite que, si l’art moderne, dans la première moitié du vingtième siècle, a un parcours quasiment en ligne droite, par après les choses se compliquent, s’embrouillent, dans cette ère que l’architecture a fait nommer postmoderne, où il revient alors à l’art contemporain (si l’on veut y mettre un peu d’ordre) une orientation toute particulière.
Cela faisait longtemps que le mythe de l’artiste inspiré (touché par on se sait quelle grâce) avait été abandonné. L’artiste moderne était devenu un travailleur, son art était l’aboutissement d’une pratique, et le peintre, c’est dix, vingt fois et plus qu’il lui faut remettre sur le chevalet sa toile. L’exposition Matisse, actuellement au Centre Pompidou, fait participer le visiteur à ce travail de maturation, à travers moult « paires et séries ». Pour laisser à l’artiste un peu de son aura, il faut comme une course à l’œuvre première ou dernière, absolue. Sans aller trop, au destin de Frenhofer, dans le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, ou celui du jeune homme curieux et courageux de Schiller, dans Das verschleierte Bild zu Sais (poème qu’Imi Knoebel a mis de façon signifiante en préface d’un de ses catalogues) : « Wer diesen Schleier hebt, soll Wahrheit schauen ?... Er sprichts und hat den Schleier aufgedeckt./ Nun, fragt ihr, und was zeigte sich ihm hier ?/ Ich weiss nicht. Besinnungslos und bleich,/ So fanden ihn am andern Tag die Priester/ Am Fussgestell der Isis ausgestreckt… »
La modernité s’est engagée dans deux directions, différentes, opposées, l’une se repliant sur l’art lui-même, un art auto-référentiel, c’est Fontana et son traitement de la toile, repris avec la mise en question du cadre par Supports/Surfaces, l’autre s’ouvrant au monde, même avec l’ambition ou la volonté utopique qu’il était possible de le changer. Modernité qui s’est essentiellement déployée à l’intérieur du cadre de la peinture et de la sculpture (cette dernière élargie aussi considérablement, on relève à ce sujet la notion de Beuys de soziale Plastik, ce qui n’a pas empêché son initiateur de se voir tout à fait dans la tradition d’un Lehmbruck par exemple).
Il y a donc un auteur, il y a une œuvre (celle-ci pour le plus grand bien ou bénéfice des galeries, du marché de l’art). Cela reste le cas pour la majeure partie de la production depuis les années 1960, voire 1980, qui se fait souvent en héritage ou en réaction aux mouvements des décennies précédentes. Voici l’ère des « néo » et des « post », que les protagonistes se souviennent de l’expressionnisme, du conceptualisme, du pop art, peu importe le point d’ancrage ou de rejet, de refoulement. Un exemple particulièrement parlant de cette position postmoderne, la dernière occupation du Fourth Plinth à Londres, Trafalgar Square, piédestal vide au coin nord-ouest, où depuis huit ans maintenant des artistes sont invités ; derniers occupants, le duo danois-norvégien Elmgreen [&] Dragset, ils y ont hissé une sculpture appelée Powerless Structures, où l’on saisit facilement la distanciation avec les autres sculptures de la place. C’est un bronze, de plus de quatre mètres de haut, figurant un enfant à demi-nu sur un cheval à bascule, avec un geste qu’on dira guerrier sans véritable esprit de conquête sinon imaginaire. Du jeu, diront les uns, d’aucuns iront jusqu’à parler de kitsch.
De l’humour, de l’ironie, ces qualités font que Martin Kippenberger pourrait bien passer pour parangon de cette postmodernité, dans ses tableaux comme dans ses installations. Avec un ralliement à la devise du philosophe Feyerabend (dans le domaine des sciences), « anything goes », justement pour ouvrir des voies toujours nouvelles ; et son anarchisme épistémologique trouverait de la sorte un répondant dans les arts, dans l’esthétique. Ce qui évidemment déconcerte pour le moins le public, ne facilite pas non plus la tâche de la critique, privés tous deux d’un coup de règles, de critères. Désarroi qu’on connaît d’autres époques, dans d’autres circonstances, comme avec la querelle des anciens et des modernes (il est vrai que là la relève répondait elle-même à un canon).
Le caméléonesque Gerhard Richter, un autre représentant, du côté plus sérieux. Et pour notre sentiment patriotique, comptons-y Michel Majerus dont on vient de réinstaller, après Cologne, la rampe de skate à Stuttgart, devant le Kunstmuseum où a lieu jusqu’au 9 avril prochain son exposition rétrospective. Il y a sa place, rien que pour avoir de la sorte rapproché le musée et la rue, les expressions de l’art qu’on sépare et oppose la plupart du temps.
Et l’art contemporain, dans tout cela ? demanderez-vous avec impatience. Il faut le faire correspondre à la disparition de l’auteur, et parallèlement à l’explosion de la notion d’œuvre. « Quand l’art nous saisit, il devient alors indifférent de savoir qui l’a effectivement fait : l’artiste, l’industrie avant lui, l’artisan d’après lui, l’espace d’exposition, le regard, le temps », proclame Information Fiction Publicité, un groupe français né en 1984, composé de Jean-François Brun, Dominique Pasqualini et Philippe Thomas. Avant-coureurs, les Marcel Duchamp (avec le ready-made), Andy Warhol (dans sa Factory), Boetti (avec ses broderies), et la liste n’est pas exhaustive.
Ainsi, plus d’œuvre, à peine quelqu’un qui prend une initiative, quand Ai Weiwei fait venir des Chinois à Kassel ; il en reste certes une documentation. Ce qui n’est même plus le cas, interdiction stricte de photographier, pour les prestations, les chorégraphies de l’artiste d’origine indienne Tino Sehgal. Contraste on ne peut plus fort avec les performances des Beuys ou Nitsch, pour le premier, un tribunal a même interdit l’exposition de photographies sans la permission des héritiers (élargissant la notion d’œuvre à ce qui en témoigne au-delà de son caractère éphémère).
Roland Barthes, pour l’écriture, avait de même sonné le glas de l’auteur. « Tout au contraire, le scripteur moderne (traduisons : contemporain) naît en même temps que son texte… Donner un auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. » Avec de terribles conséquences là encore pour le lecteur, « il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit ».
Nul n’est forcé de suivre jusqu’à pareille extrémité ; il suffit de savoir de quoi on parle, de se mettre a priori d’accord sur les définitions, sur le sens des mots. Autrement, toute discussion sur l’art (sur la littérature) devient oiseuse. On ne ferait que se chamailler.