Que le visiteur du Mudam, quand il entre dans la salle qui abrite l’exposition de Tina Gillen, soit confronté en premier avec la partie arrière de Monkey Cage, panorama de pas moins de 22 mètres de long, se heurte à sa structure de bois, lestée de sacs de sable, cela tient sans doute à la disposition de la salle, de l’installation. Cela révèle peut-être autre chose, de plus signifiant : une volonté de ne rien cacher, de montrer aussi les dessous, les tenants et aboutissants du fait de l’art.
Que le visiteur aille de suite après vers l’un des petits formats alignés à sa gauche. Son titre, Drive in, renvoie à tels cinémas en plein air où l’on peut se rendre et rester en voiture ; un grand écran au milieu, avec des branches d’arbres qui s’y dressent tout en étant comme effacées, ou vues justement à travers un écran, et autour on dirait des étais, des réverbères. Une peinture manifeste, si l’on veut. Dans la manière où elle reste malgré tout tributaire de la représentation, mais l’essentiel étant ailleurs : dans une sorte de dé-réalisation. Au contraire de ce qui se passe par exemple dans le tableau de Magritte où le chevalet nous donne ce que nous verrions de toute façon ; où la peinture ne fait alors que (sur)charger de sens le réel. Tina Gillen, elle, penche défini[-]tivement pour la réduction, au fait pictural lui-même. En face, quand il avance, le visiteur trouve Playground, tableau de taille moyenne dépeignant dans un camaïeu gris, une belle grisaille, une structure (la revoici) métallique qu’on connaît des aires de jeux ; on apprend qu’elle est reprise d’une photographie de tournage du film les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Donc, la réalité, au départ, se trouve déjà passée à travers un filtre ; comme pour en éliminer les impuretés, la rendre seulement propice à la peinture.
Dans une des quatre conférences publiées tout récemment sous ce titre sans prétention, aux Éditions de Minuit, Claude Simon fait le parallèle de la peinture et de la littérature dans leur avancée moderne. Toujours un pro-blème de représentation, de conflit entre la narration et la description ; et de nous dire (ou confirmer) que si chez Flaubert il y a autre chose que l’histoire d’une femme adultère, chez Delacroix non plus cela ne se limite pas à l’événement historique de l’entrée des croisés dans Constantinople. « Cet ‘autre chose’, c’est la magie productrice de la langue en soi, de la peinture en soi. »
Toujours en parallèle à la littérature, au roman en l’occurrence, qui a cessé d’être le récit d’une aventure pour être l’aventure d’un récit (Jean Ricardou), le tableau n’est plus dès lors la représentation d’une réalité, mais la réalité d’une représentation. Tel autre disait que vous voyez ce que vous voyez. Sans doute y a-t-il là aussi une saine méfiance, face à toute prétention réaliste, d’un regard vrai et global. La réalité, chez Tina Gillen, c’est la tension qui naît d’une image prise entre un flou certain, toujours en passe d’effacement, d’évanescence, et d’une forme, et plus précisément d’une structure, d’une armature.
Retour en conclusion à Monkey Cage, notre gigantesque panorama qui a lui aussi, apprenons-nous, comme point de départ un décor peint (déjà) remarqué par Tina Gillen dans un jardin zoologique (qui est lui-même, faut-il le souligner, de la nature artificielle).Vingt-deux mètres sur plus de trois, de ciel et de nuages, un animal à l’apparence tremblante en son milieu, et comme des rubans, ou de grosses lianes, qui parcourent l’installation d’un bout à l’autre. Playground peinture, ou espace pictural, d’un coup largement étendu, ajoutez-y l’extrême réduction, et au bout une peinture dans tout l’éclat de sa réalité.