Nicht ganz tadellos En novembre 1941, Pierre Krier, ministre socialiste du Travail, relate ses discussions avec les camarades d’autres pays qu’il fréquente assidument dans son exil londonien : « Natürlich ging auch von den Vorkriegsverhältnissen die Rede, von Finanz- und Fiskalfragen, von den Industrie- und Bankgesellschaften, und ich hörte manchmal sehr unliebsame Bemerkungen über Luxemburg, als Zentrum der Holdinggesellschaften. Meine Freunde versuchten natürlich, mir nicht zu nahe zu treten, aber sie konnten doch nicht leugnen, dass die Haltung Luxemburgs in dieser Angelegenheit nicht ganz tadellos war. Seien wir ehrlich: dass sie nicht durch-aus vereinbar war mit der nationalen Ehre. Es ist schwer, diese Sachlage bei uns zu entschuldigen, und wenn auch Luxemburg finanzielle Vorteile aus der Gründung und dem Funktionieren der Holdings genoss, so litt doch sein Prestige und sein Ruf dadurch in der ganzen Welt. [...] Es erscheint mir notwendig, dass wir versuchen müssen, in Zukunft sorgsam alles zu vermeiden, was uns ähnlichen Schaden zufügen könnte. Im neuen Europa werden wir, besonders als kleines demokratisches Land, über unsere Ehre und unsern guten Ruf wachen müssen. »
L’amnésie de la genèse Le 16 et 17 juillet 1929, l’atmosphère au Parlement luxembourgeois était étouffante ; un député se plaint d’« une chaleur saharienne qui nous accable tous ». Dans la canicule estivale, les législateurs s’apprêtent à voter le projet de loi sur le régime fiscal des holdings. Comme le Panama, la Suisse, Monaco et le Liechtenstein au même moment, le Luxembourg introduit un embryon offshore dans sa législation. Le projet de loi ne comporte que deux articles. Or, ceux-ci jettent les bases d’une industrie qui allait éclore quarante ans plus tard.
« Dans les commencements, il arrive que les fonctions, les fonctionnements, des tas de choses qui ensuite entrent dans la routine de l’ordre établi, soient mis en question, en discussion », expliquait Pierre Bourdieu en janvier 1991 dans un de ses cours au Collège de France. Et d’ajouter : « Il y a une autre situation dans laquelle les questions se posent, c’est dans les périodes de décomposition ». Les débats parlementaires de juillet 1929 font apparaître des fissures idéologiques qui, par la suite, disparaîtront derrière un consensus de façade, jusqu’à ce que les fuites « Luxleaks » et « Panama papers » les exposent de nouveau. Ce ne fut qu’à ce moment-là que le grand public – voire les ministres – semblèrent se rendre compte que certaines pratiques fiscales pouvaient être considérées comme « moralement » répréhensibles, voire se situaient à la limite de la légalité. Alors que ses formes les plus agressives étaient entrées en crise, l’offshore se débanalisa, cessa d’être évident, redevint un objet du débat politique. De leur côté, les acteurs de la place financière plaident le relativisme historique – bien que le laps de temps qui les sépare de l’ère de l’opacité se compte en mois plutôt qu’en décennies.
Fluch der bösen Tat Ce fut l’opposant socialiste (et futur ministre de la Justice) René Blum qui, le 17 juillet 1929, formula la critique la plus acerbe : « Nous appréhendons […] qu’il ne se crée dans notre pays de nouveau une espèce de féodalisme capitaliste dont le projet formera en somme la base. » Le député craignait l’engrenage : « C’est en somme le Fluch der bösen Tat, die fortzeugend immer Böses muß gebären ». Son collègue Pierre Krier (le futur ministre du Travail) relia le projet de loi luxembourgeois aux tendances mondiales : « Es steht fest, dass der Kapitalismus stärker geworden ist. [...] Die jetzige Organisation der kapitalistischen Kräfte schafft die Möglichkeit, das Kapital leicht zu mobilisieren und schnell zu verschieben. Diese Tendenz erfährt jetzt eine starke Förderung durch die Holdinggesellschaften. »
Malgré cette grille d’analyse marxiste, les députés du Parti ouvrier socialiste (l’ancêtre du LSAP) finirent par adopter une ligne d’argumentation étonnamment pragmatique, voire défaitiste : « Wir möchten nun aber nicht diese Organisationsform verhindern, déclara Krier. Wenn wir es tun wollten, wären wir doch dagegen ohnmächtig. » Le postulat de l’impuissance une fois posé, les députés socialistes se contenteront de souhaiter que la défiscalisation n’aille « pas trop loin ». « Il y a une mesure », dit ainsi Blum.
Dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon (paru en 1976), le sociologue Jean Ziegler avait évoqué « la perception fidéiste » qui structurerait la perception des banquiers et hauts fonctionnaires helvètes. Le « fidéisme » désigne l’adhésion à des valeurs reconnues justes in abstracto, mais considérées irréalisables. Selon Ziegler, ce serait de cette fissure que naîtraient des phrases comme : « Si je l’acceptais [le postulat de refuser de l’argent noir] conformément à mes convictions, ce même argent irait à Monaco ou aux îles Bahamas ! » ; ou : « Si ce n’est pas la Suisse qui finance l’Afrique du Sud, ce sera forcément quelqu’un d’autre ! » Cette ligne d’argumentation clivée domine également au Luxembourg. Elle s’y allie à un sentiment de faiblesse nationale qui interdit tout idéalisme. Déjà en 1831, l’homme politique et d’affaires Antoine Pescatore avait constaté que « nous manquons un peu d’esprit public, c’est un grand malheur ». Et d’ajouter : « Mais nous sommes bien excusables, les soucis dus à l’existence absorbent toutes les pensées ».
« Tout cela a un caractère relatif » Ce fut le directeur de l’Enregistrement, Pierre Braun, qui, après une étude comparative des juridictions concurrentes, avait rédigé le projet de loi. Les cantons suisses de Glaris, Genève, Zurich et des Grisons avaient livré l’original dont le haut fonctionnaire s’était largement inspiré. La Holding 1929 (H29) constituait un véhicule d’accueil destiné aux capitaux internationaux. Toute activité commerciale ou industrielle lui était interdite ; son rôle se bornait à rapatrier les dividendes vers le Luxembourg où ils étaient exonérés d’impôts. La H29 ne devait que s’acquitter de frais de constitution (droit d’apport, droit de timbre et honoraires du notaire) ainsi que d’un droit d’abonnement annuel (0,16 pour cent de la valeur des titres). « On créera ainsi, écrivait le directeur de l’Enregistrement au moment de proposer le texte, une nouvelle source de revenus pour le Trésor », dont il espérait qu’elle « coulera avec une certaine abondance ». (Braun s’attendait à trois millions de francs de recettes supplémentaires pour un budget de l’État se chiffrant alors à 325 millions.)
Traditionnellement, la place financière se défend contre les critiques de ses « voisins jaloux » en leur renvoyant la faute : ce serait leur fiscalité (confiscatoire) et régulation (rigide) qui pousseraient les capitaux vers le Luxembourg. Or, les débats de 1929 sont empreints d’une solide dose d’opportunisme ; « l’intérêt fiscal » n’est nullement occulté. Le ministre des Finances Pierre Dupong (Parti de la droite, l’ancêtre du CSV) déclare ainsi : « L’établissement de sociétés Holding dans notre pays a une portée très considérable pour nous. Elle entraîne pour notre fisc des recettes supplémentaires se chiffrant à des millions. Il n’existe aucun motif supérieur pour écarter cette possibilité de renforcer notre situation financière. »
Le rapporteur de la loi était Auguste Thorn, député du Parti de la droite, avocat et ancien administrateur de la Banque Belgo-luxembourgeoise. Il avait pressenti que, par un triple jeu d’échelle, un très petit État pouvait capter beaucoup de recettes en taxant très peu une très grande masse de capitaux. « Car n’oubliez pas que si vous avec des sociétés Holding pour un milliard aux États-Unis ou en France, c’est peu de chose, mais si vous avez des sociétés Holding dans le Grand-Duché, dans un pays de 250 000 habitants, avec un Budget de 300 millions seulement, alors certainement un revenu de sept à dix millions compte. […] Et c’est à ce point de vue que pour les petits pays ou les cantons suisses, la principauté de Liechtenstein et le Grand-Duché, la constitution de Holdings a un grand avantage fiscal. Tout cela a un caractère relatif. »
Substance honnie Le député de l’Union nationale indépendante et ancien ministre d’État (et, incidemment, président de La Luxembourgeoise) Hubert Loutsch souleva ce qu’il considéra comme un des « dangers » des holdings : « Nous ne devons pas nous cacher qu’ici, dans un petit pays, terre neutre, […] il peut y avoir […], en suite de l’influence des sociétés Holding, des influences politiques que nous devons repousser à tout moment. » Cette remarque exprimait la peur diffuse que les énormes flux de capitaux menacent la souveraineté de l’État, voire le transforment en captured state. Pour le rapporteur Thorn par contre, les holdings « pourront grandir notre situation à l’étranger ». Puisque ce sera du Luxembourg que « partiront les mots d’ordre, les directives et ce mouvement énorme qui sera donné à ces sociétés ».
Si le rapporteur ne voyait « aucun désavantage » aux holdings, c’était justement parce que celles-ci constitueront des entités inodores et virtuelles, loin de l’industrie lourde et polluante. Transposée dans le contexte actuel d’une recherche désespérée de substance (Beps oblige), la question rhétorique posée par Thorn prête à sourire : « Quels désavantages pourrions-nous avoir de la constitution de sociétés qui ne font appel à aucun pouvoir public et qui ne créent ni à la commune ni à l’État une charge d’aucun genre. » Dans son avis, rendu trois semaines avant le débat à la Chambre, le Conseil d’État avait estimé que « les capitaux internationaux très importants investis dans ces holdings vivront chez nous une vie pour ainsi dire inerte et ne sauraient susciter des complications. » En 1929, la perspective que les holdings resteront des coquilles vides rassurait.
Überfremdung Or, bien qu’il fût possiblement le premier au Luxembourg à employer le terme de « domicile de boîte à lettres », René Blum se concentra dans son intervention sur « le grand danger de l’Überfremdung ». (Une figure discursive partagée dans les années 1920-1930 autant par la droite que par la gauche.) Le Parti ouvrier socialiste avait déposé un amendement qui visait à redistribuer la rente offshore selon un critère national : « Les sociétés Holding s’engagent à employer de préférence du personnel luxembourgeois ». Ainsi, trois-quarts du personnel et trois-quarts des traitements et salaires devraient revenir aux Luxembourgeois. L’amendement finira par être rejeté. Et ceci bien que la « préférence nationale » était à l’époque une politique quasi-officielle. (Décrits comme « soupape de sécurité » par des économistes comme Paul Weber et Carlo Hemmer, la moitié des immigrés travaillant dans l’industrie sidérurgique luxembourgeoise perdront ainsi leur emploi entre 1930 et 1935.)
Or, dans le secteur financier, la voie protectionniste est décrite – et ceci dès 1929 – comme impraticable. Les députés conservateurs et libéraux voient les holdings comme des structures ultra-light, mobiles et délicates que les États doivent soigner en leur offrant des conditions qui « ne les oppriment pas et leur permettent de vivre leur vie spéciale ». Car « créer des entraves aux Holdings, c’est tout bonnement dire à la société de choisir un autre pays. » (« Comme un chevreuil timide, l’argent préfère rester là où il n’y a pas de bruit », déclarera en septembre 2003, le président de l’ABBL François Moes.) Le régime était donc condamné à être à la pointe du libéralisme. Les législateurs luxembourgeois allaient ainsi plus loin que les cantons suisses qui avaient inclus une condition de nationalité pour les administrateurs des holdings. La H29, par contre, ne retint aucun critère national, un avantage compétitif que le matériel de promotion n’omit pas de souligner. (Paradoxalement, les administrateurs luxembourgeois sont aujourd’hui en grande demande ; plus que du coloris local, ils fournissent un alibi de substance contre les soupçons des fiscs étrangers.)
Dumping En 1929, certains pointèrent le risque que la loi holding accélère la course vers le moins-disant fiscal. Le député Loutsch déclara ainsi : « Les autres pays nous suivront et le résultat que notre loi amènera sera celui-ci : Non pas de créer […] des ressources budgétaires à l’État, mais de forcer les États avoisinants d’en faire autant que nous, […] et ainsi le but sera dévié au profit des grands capitaux qui eux trouveront manifestement dans les pays avoisinants les mêmes facilités que nous sommes en train de leur faire. Alors tout ce rêve des millions s’écroule. Il ne reste plus rien de la question, sauf un travail que nous avons cru faire dans l’intérêt de notre beau petit pays par une chaleur de canicule à la date du 17 juillet 1929. »
En décembre 2001, lors du débat sur la dernière réforme fiscale, Claude Wiseler (CSV) avait dit que, dans un contexte de compétition et de mobilité fiscales, le Luxembourg était condamné à rouler « en tête du peloton ». En juillet 1929, le ministre des Finances Dupong s’exclama : « S’il nous était possible de créer ici une espèce de franc-port [sic] pour tous les contribuables qui pourraient venir chez nous moyennant une redevance qui serait intéressante pour notre pays, nous n’hésiterons pas un seul instant à le faire. » Pierre Dupong est entré dans l’histoire comme « echter christlich-sozialer Politiker nach der kirchlichen Soziallehre » (dixit Gilbert Trausch). Sa tirade en faveur d’un « port-franc » peut donc paraître contradictoire ; or elle préfigure la politique de ses fils spirituels Jacques Santer et Jean-Claude Juncker (CSV) : consolider l’État social grâce à la rente de l’offshore.
Et demain, le socialisme Dans son rapport de mai 1929, Pierre Braun, directeur de l’Administration de l’Enregistrement, voyait dans la holding un outil « pour l’organisation d’une lutte efficace contre la concurrence ». Pour les promoteurs de la H29, il s’agissait de se positionner dans le sens de l’histoire, celle de la concentration du pouvoir économique « sous une même volonté directrice ». Suivant sa compréhension assez mécanique du « catéchisme du marxisme », Hubert Loutsch faisait un pas de plus : « Somme toute, cette concentration des capitaux dans le Grand-Duché doit être pour le vrai socialiste la voie directe qui conduit à la socialisation. » Son collègue Auguste Collart, ancien bourgmestre de Bettembourg et grand défenseur de l’esprit coopératif, acquiesça : « Il est probable que les sociétés Holding simplifieront, le cas échéant, l’étatisation des grandes entreprises, étatisations que les socialistes espèrent ».
Constitution Aux yeux de René Blum, l’introduction d’un régime fiscal réservé aux holdings constituait un « privilège fiscal », qui « en somme est créé vis-à-vis et en faveur de grands capitalistes étrangers qui viendront s’établir dans notre pays. » Cette « immunité fiscale » heurterait « de front » le principe constitutionnel de l’égalité devant la loi. Pour Blum, la holding ouvrait un précédent : « C’est la première fois que dans notre pays, la question se pose d’une façon aussi aiguë et aussi exceptionnelle et je crois que dans cette matière, il faut empêcher le premier pas ».
En février 1994, un jeune avocat nommé Alain Steichen (devenu depuis un des fiscalistes les plus influents de la place financière) publie sa thèse de doctorat intitulée La Justice dans l’impôt. Il y décrit le droit fiscal comme « le reflet d’une religion nouvelle particulièrement développée au Luxembourg, à savoir l’économisme, religion dont la doctrine tient en un seul canon : les textes constitutionnels doivent plier devant les lois économiques, notamment celle de la course internationale à la compétitivité fiscale ». En juillet 2013, le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) remit ouvertement en question la constitution devant les députés sans que cela ne semblait heurter leur sensibilité : « Je trouve, disait-il à propos d’un régime fiscal préférentiel pour les managers de hedge funds, que nous ne pouvons appliquer partout le principe de l’égalité. Un pays comme le Luxembourg doit créer les conditions pour être attractif. »
En 1929, le ministre des Finances Pierre Dupong récusera le terme de « privilège fiscal » employé par Blum ; il s’agirait simplement d’éviter une double imposition. « Nous partons du point de vue que les capitaux concentrés entre les mains des Holdings ont déjà passé par l’imposition », dit-il. (Par la suite, via les prêts intra-groupes et la détention de brevets, la Holding deviendra la voie royale du « profit shifting » et de la thésaurisation des revenus.)
Jeudi noir La 65e séance avait été la dernière de la session parlementaire 1928-1929. Le Président du Parlement prit congé en souhaitant « de bonnes vacances » aux députés qui, pressés de partir en villégiature, se donnèrent rendez-vous « au mois d’octobre », par « une température plus favorable ». Le retour sera brutal : entre le « jeudi noir » du 24 octobre et le « lundi noir » du 28 octobre 1929, les cours de la Bourse américaine s’effondrent, marquant le début de la Grande Dépression.
Malgré la concordance entre la récession économique et l’entrée en vigueur de la loi holdings, les domiciliations de H29 allaient connaître une lente mais tenace croissance : à la fin de l’année 1929, il y en a quarante ; en 1930, on en dénombre 148 ; en 1931, il en existe 268 ; en 1932, le Luxembourg en compte 345 ; l’année suivante, 360. Peu à peu des assureurs français (Compagnie générale d’assurances), banquiers suédois (les Wallenberg), parfumeurs parisiens (les Guerlain), producteurs de céramiques sarrois (les von Boch) et constructeurs automobiles américains (les Ford) établissent une société boîte aux lettres au Grand-Duché. Certains groupes transfèrent leur siège de la Confédération suisse ou de la Principauté de Liechtenstein vers le Grand-Duché. Mais, bien que l’Agence économique & financière de Bruxelles notât en juin 1932 que « le rôle du Luxembourg comme place intéressante de concentration financière internationale s’affirme de plus en plus », le lancement de la H29 ne fut pas un succès fulgurant.
Nation branding anno 1933 En comparant les brochures de promotion pour les holdings des années 1930 et celles pour le « nation branding » de 2016, on est frappé par leur continuité (et le manque d’originalité). En 1933, la Banque internationale à Luxembourg (Bil) publie ainsi une brochure pour promouvoir sa gamme de services de domiciliation. Le Luxembourg y est présenté comme « pays neutre, […] sage et modéré dans ses aspirations et dans sa gestion des finances publiques » et comme « ayant eu de tout temps un régime fiscal général des plus libéraux » : « C’est-à-dire que le capital étranger peut, sans crainte, entrer par les portes largement ouvertes du Grand-Duché du Luxembourg pour y fixer son domicile ». L’argument des chemins courts est également mis en avant : « En raison de sa collaboration étroite avec l’Administration », la Bil serait ainsi « en mesure de rendre aux sociétés intéressées de notables services ». « Le Luxembourg a su maintenir son indépendance politique et financière », écrivent les banquiers en italiques. En 1933, la Bil vend aux « capitalistes étrangers » la rassurante fiction d’« un territoire tranquille et à l’abri des grandes secousses » – un « safe haven » sans Alpes.
Feindliches Vermögen Cette promesse ne put être tenue. Lorsque l’Allemagne envahit le Grand-Duché, un petit millier de H29 y sont domiciliées. En mai 1941, l’occupant abolit les dispositions fiscales luxembourgeoises, dont celle des holdings. La H29 devenait un contribuable ordinaire, passible de Körperschafts-steuer, Kapitalsteuer, Steuerabzug von Aufsichtsratsvergütungen, Vermögenssteuer et de Gewerbe-steuer. En février 1941, la Zivilverwaltung introduit la « Verordnung über die Behandlung feindlichen Vermögens ». Étaient considérées « unter maßgebendem feindlichen Einfluss » toutes les sociétés à participations norvégiennes, hollandaises ou belges, liste à laquelle allaient s’ajouter Monaco, l’URSS et les États-Unis.
Le 28 février 1940, quelques semaines avant son désordonné départ vers l’exil, le gouvernement luxembourgeois avait pris le temps d’émettre un arrêté grand-ducal pour parer au danger des spoliations. En temps de guerre, les sociétés pouvaient ainsi transférer leur siège à l’étranger sur simple décision de leur conseil d’administration, tout en gardant la nationalité luxembourgeoise. En 1969, dans la cinquième réédition de leur manuel sur les H29 – longtemps considéré comme « la bible » par les fiscalistes –, les juristes Edmond Reiffers et Bernard Delvaux écrivent que « ces mesures appliquées au profit de toutes les sociétés commerciales ont profité spécialement aux sociétés Holding, dont l’activité sociale pouvait continuer normalement en dehors du Grand-Duché, malgré l’occupation. »
Nonobstant les « risques réputationnels » que redoutait Pierre Krier à Londres, la « nouvelle Europe » gardera une place pour les H29. En été 1946, le gouvernement permet aux sociétés qui avaient décidé de se dissoudre entre janvier 1939 et septembre 1944 de se reconstituer sans frais fiscaux. Or, le business périclitait. Même si, lors d’un Conseil de l’Europe à Strasbourg, un sénateur belge avait critiqué les H29 comme « industrie nationale », les recettes perçues par l’Enregistrement s’érodaient. En 1955, les H29 contribuaient quelque 17 millions à un budget de l’État pesant quatre milliards de francs. (À titre de comparaison, en 2014, sur un total de quatorze milliards d’euros de recettes, les Soparfis fournissaient 715 millions.) Malgré cette quantité négligeable, le régime ultra-libéral fut maintenu tout au long de la période creuse.
En 1948, dans la préface à la quatrième édition de son manuel sur les H29, le juriste Bernard Delvaux avait pourtant été saisi d’un doute : « Il est possible que le futur régime économique ne continue pas à laisser subsister l’outil juridique que constitue la société de participations financières », écrivait-il. Puis de se ressaisir. Delvaux dit comprendre qu’on remette en cause la H29 « pour autant que la critique s’adresse au régime capitaliste comme tel ». Mais « approuver notre régime économique » tout en critiquant la H29 qui en est l’expression, serait illogique. Une manière de rejeter, en ce début de la Guerre froide, les critiques vers les marges idéologiques. Peu à peu, les sociétés boîtes aux lettres allaient trouver un nouveau discours de légitimation replacé « dans l’optique d’une politique communautaire dynamique ». Comme l’expliqua le banquier Edmond Israel en 1967 à un colloque international, les H29 favorisaient « la concentrations des entreprises industrielles en Europe afin d’en assurer la force concurrentielle sur les marchés mondiaux. »
MacGyver La H29 sortira de sa longue période de torpeur au début des années 1960. Elle se mutera en véhicule fiscal tout-terrain, « multi-purpose ». (Ceci explique que le nombre de holdings explosa : en 1968, le Luxembourg en compta 1 932, en 1971 ce nombre était de 2 780.) Des euro-émissions au private banking, en passant par les fonds d’investissement, les deux articles, votés un après-midi de canicule en 1929 et conservés à l’état premier depuis, accommoderont toute la panoplie de produits vendus sur la place financière. Le corollaire de cette « stabilité juridique » était la flexibilité administrative. Au Luxembourg, à défaut d’un corpus législatif volumineux, beaucoup dépend de l’appréciation du fisc. Le directeur de l’AED savait s’arranger avec les avocats d’affaires : il dispensait des « pseudo-rulings » (en 1968, Delvaux évoque des « décisions verbales ») sur la validité des montages juridiques, sans que ces accords n’engagent formellement l’administration. (L’AED refusant traditionnellement les rulings par écrit.)
Schmuddel-holdings À partir de la fin des années 1970, alors que le marché des euro-obligations commençait à faiblir, les « Schmuddel-holdings » liées au private banking prolifèrent. Au cours des décennies précédentes, le nombre de holdings familiales, réservées aux HNWI de l’époque, avait chuté. Ce ne sera qu’avec l’essor de la fraude fiscale pour classes moyennes que la H29 sera redécouverte. À leurs clients privés, les banquiers offraient différents degrés de confidentialité qui, tous, avaient leur prix. Ainsi, les comptes chiffrés protégeaient les données des indiscrétions des petits employés bancaires. Le service « hold mail » empêchait que le facteur ou le voisin n’aperçoive une lettre suspicieuse en provenance d’une banque luxembourgeoise. (Si une lettre partait, l’adresse était écrite à la main sur une enveloppe neutre sur laquelle on collait un timbre.) Les sociétés-écrans, elles, étaient commercialisées comme le stade ultime du secret. Par effet d’imitation, elles devinrent vite à la mode dans les beaux quartiers de Bruxelles, Paris et Düsseldorf.
Sur le fond, une H29 luxembourgeoise et une société offshore panaméenne se valent : les deux étaient pareillement opaques et pouvaient être fondées et administrées par des prête-noms. Si l’une pouvait paraître moins exotique que l’autre, elles étaient toutes les deux semblablement peu crédibles. La seule différence résidait dans le prix : la H29 était facturée plus chère puisqu’il fallait inclure les frais de notaire, le droit d’apport et la taxe d’abonnement. (Achetées à 600 euros et revendues à 2 500 euros, les Panaméennes, BVI & Co garantissaient à la banque de belles marges.) Preuve de la connivence du législateur, un règlement grand-ducal de mars 1989 stipule qu’« aucun renseignement aux fins de l’imposition du contribuable ne peut être demandé » aux H29. Le pouvoir politique fortifie le mur du secret autour de la H29. Ainsi, dans la Feuille de liaison de la conférence Saint-Yves (regroupant des juristes catholiques), l’avocat François Brouxel pouvait-il écrire en 1995 : « L’identité des bénéficiaires économiques [d’une H29] peut ne pas être révélée. Le droit des sociétés luxembourgeois offre tous les artifices juridiques nécessaires pour garantir l’anonymat des investisseurs. »
Public-private partnership En 2006, la Commission européenne demande et obtient l’abrogation de la H29. Après presque 90 ans de bons et loyaux services, elle est enterrée sans sentimentalité. La H29 avait de toute manière été dépassée par les dizaines de milliers de Soparfi, qui ont l’avantage de faire bénéficier les multinationales de la directive mère-fille et des conventions en matière de double imposition. (En 2011, elles ont ainsi bénéficié de 141,6 milliards d’euros d’exonérations sur les dividendes ; c’est-à-dire autant que le PIB du Bangladesh, huitième pays le plus peuplé du monde.) Étant pleinement imposable, la Soparfi dépend donc de l’Administration des contributions directes et non plus de l’Administration de l’enregistrement. Pour les particuliers, le gouvernement introduit en 2007 la Société de gestion de patrimoine familial (SPF), une H29 resservie à une autre sauce et contenant des ingrédients de la législation du Liechtenstein.
À côté de l’industrie de l’évasion s’était établi, au cours des années 1990, une industrie de l’optimisation fiscale. Grâce à la constellation de trois tendances historiques : le triomphe de la mondialisation néolibérale, la naissance du marché européen unique et l’absence d’harmonisation fiscale. Que le Luxembourg ait pu s’imposer comme « standard » sur ce marché très concurrencé est également dû à de fins aménagements techniques : l’introduction des rulings en 1989 ; la création des Soparfi en 1990 ; l’exonération des plus values en 1991 ; l’affaiblissement du système des rulings du concurrent néerlandais suite aux pressions européennes en 1999 ; et un traité fiscal très attractif conclu avec les États-Unis. Enfin, les optimisateurs pouvaient compter sur une administration aussi débordée qu’accommodante. Elle tamponna des rulings par milliers, vendus à prix d’or par les Big Four et les grands cabinets d’avocats à leurs clients, et ceci même pour des montages lambda ne nécessitant, a priori, pas une décision anticipée. Si le préposé Marius Kohl pensait œuvrer pour le bien du pays, il travaillait en premier lieu pour les bonus des associés des Big Four.