Non, les rumeurs ne seront pas officiellement commentées. Ni à gauche, ni à droite. La période post-électorale est le temps des spéculations, tout le monde, les intéressés eux-mêmes, les internes des partis, les observateurs externes, la presse et les cafés du commerce, tout le monde donc y va de ses ragots et de ses supputations.
Ainsi, Luc Frieden (CSV), le dauphin chéri par le Premier ministre (CSV), ayant confirmé son excellent résultat de 2004 au Centre, serait en lice pour finalement devenir, non pas ministre des Finances (il est ministre du Budget et du Trésor dans le gouvernement sortant) comme l’avait laissé entendre Jean-Claude Juncker lors de la campagne électorale, mais commissaire européen, selon la radio DNR et le site wort.lu. Cette hypothèse s’avérerait utile si, et seulement si, la possible commission Barroso II était prête à accorder un poste en rapport avec la politique financière ou fiscale au grand-duché. Qu’adviendrait-il alors de l’actuelle commissaire Viviane Reding ? Et qui pourrait reprendre la politique budgétaire, voire les finances au Luxembourg ?
Autres rumeurs, dans le désordre : Fernand Boden, grand perdant dans la circonscription Est, pourrait se voir confier le poste de président de la Chambre des députés, rumeur à laquelle les Verts ont déjà réagi avec virulence, lors d’une conférence de presse mardi, s’opposant au catapultage d’un ministre déchu à un poste-clé du parlement. Claude Wiseler aurait des ambitions de devenir ministre de l’Éducation nationale – mais est-ce que les socialistes seraient prêts à effectivement lâcher cet important ressort ? – et Lydia Mutsch (LSAP) aimerait reprendre le ministère des Transports des mains du malheureux Lucien Lux – mais qui défendrait alors la commune d’Esch pour les socialistes lors des élections communales de 2011 ? « Nous n’allons pas nous laisser intriguer par ces folles rumeurs, affirma François Biltgen, le président du parti et de la délégation CSV dans ces négociations de coalition, lors d’une première conférence de presse donnée mercredi 17 juin. Ces questions-là seront vraiment réglées à la toute fin des négociations. » Donc, si tout va bien, d’ici un mois.
Car les deux très grandes délégations de douze personnes de chaque côté, plus le formateur Jean-Claude Juncker avec ses secrétaires, vont d’abord se consacrer aux questions financières. Dans un premier tour de table en réunion plénière mardi et mercredi au ministère du Travail, spécialement réaménagé pour l’occasion, durant lequel les directeurs des administrations et organes en charge de tout ce qui a trait aux finances – Banque centrale, CSSF, Statec, Trésor, Enregistrement, Impôts, Douanes, IGSS, Caisse nationale de santé... – ont exposé aux élus les principales données de la situation budgétaire. Des exposés « sans très grande surprise », selon les délégués. Les derniers chiffres, remontant au mois de mai et fournis aux députés des commissions des Finances et du Contrôle de l’exécution budgétaire le 5 juin avaient constaté une baisse des entrées fiscales, certes, mais néanmoins une stabilisation au niveau faible des derniers mois (d’Land du 12 juin). À ce rythme, les moins-values de l’année se situeraient, selon le président de la commission parlementaire des Finances, Laurent Mosar (CSV) aux alentours de 600 à 700 millions d’euros par rapport aux estimations prévues dans le budget d’État – et non plus le 1,5 milliard cité un mois plus tôt encore.
C’est ce cadre financier qui définira les actions futures du gouvernement, surtout pour les deux à trois premières années de la législature – l’impact principal de la crise économique étant attendu en 2010-2011. « Globalement, la situation économique générale et la baisse de revenus de l’État sont telles que, lors de la prochaine législature, il nous faudra faire notre deuil de plusieurs projets importants, » lit-on dans les deux pages essentielles du programme électoral du CSV, qui « est donc assorti d’une réserve générale de financement. » Bye bye le tram ? Le programme du CSV promet aussi que la politique des dépenses publiques doit être rigoureuse et qu’il n’y aura aucune adaptation du régime fiscal à l’inflation durant ces années difficiles. La transformation des abattements en crédits d’impôt sera poursuivie.
Le LSAP par contre préférerait une augmentation, au moins « temporaire », de certaines taxes ou impôts, comme notamment l’impôt de solidarité, afin de pouvoir financer les principaux projets d’investissement, ou, surtout, sauvegarder le système social. « Pour nous, les acquis sociaux sont intouchables dans ces négociations, » affirme Alex Bodry, le président du LSAP, qui entre affaibli dans ces discussions – moins deux pour cent par rapport à 2004 ou moins un siège, à la moitié du CSV, soit 26 contre treize, ou 38 pour cent des suffrages pour le CSV contre 21,5 pour le LSAP.
« Il est clair que nous avons gagné ces élections, que les électeurs nous ont renforcés le 7 juin, il veut que nous menions la politique des cinq années à venir, » souligne un François Biltgen triomphaliste malgré son très mauvais score personnel (moins 8 000 voix).
Vendredi dernier, lors d’une conférence de presse, il avait affirmé que « nous n’allons pas faire dans l’opulence, ni dans la fausse modestie lors de ces négociations de coalition, mais être prosaïques. » Voilà bien le mot d’ordre officiel de ces discussions, lancées par une première réunion du formateur Jean-Claude Juncker, primus inter pares dans ce processus, avec les socialistes, samedi dernier : l’ambiance est bonne, bien meilleure qu’en 2004, et les participants seraient tous très objectifs dans leur approche. « Le bon climat entre nous n’est pas étonnant, souligna le président de la délégation socialiste et ministre des Affaires étrangères sortant Jean Asselborn mercredi, puisque c’est le même climat que celui dans lequel nous avons essayé de faire avancer ce pays ensemble ces cinq dernières années. » Avant d’ajouter qu’« aucun gouvernement, depuis la guerre, n’a été confronté à des paramètres aussi difficiles que ceux-ci ».
La devise est donc qu’il faut fermer les rangs et afficher une grande solidarité en des temps difficiles. Aussi, la presse est-elle tenue à l’écart des délégués, interdite d’antichambrer devant les portes de la salle de réunion, orientée et encadrée par des fonctionnaires du ministère afin d’éviter au maximum toute fuite dans l’émotion qui ne ferait que parasiter des négociations annoncées difficiles. Car le CSV fait sentir chaque jour un peu plus sa domination au LSAP, cela se voit aux mines défaites à la sortie des réunions.
Néanmoins, le LSAP, tout en se montrant responsable et réaliste, a émis certaines conditions de base pour son accord à un programme de coalition. La première concerne l’État social : le parti socialiste n’est pas prêt à accepter un quelconque démontage social, d’ailleurs, l’OGBL lui met la pression sur ce point – l’abaissement des salaires d’entrée des jeunes fonctionnaires annoncé par le CSV en fait-il partie ? L’interdiction de toute modulation de l’indexation générale des salaires à l’inflation est une autre conditio sine qua non pour les socialistes – dans son programme, le CSV a couplé sa réintroduction complète à l’état de la conjoncture. Aussi, les socialistes ne partagent pas l’approche centraliste chrétienne-sociale de la réorganisation territoriale.
Mais c’est sur les questions de société – séparation État-église, enseignement aux valeurs au lieu des cours de religion, mariage homosexuel, réforme de l’avortement… (voir pages 6-7) – que les militants socialistes attendent leurs élus. « Je ne vois pas pourquoi on ne leur accorderait pas des avancées sur certaines de ces questions, comme le mariage homosexuel, dit un dignitaire du CSV. Il faudra bien faire quelques concessions pour que leurs délégués avalent la couleuvre du programme de coalition… »
Plus concrètement, les socialistes posent une autre prémisse : ils ne seront pas prêts à accepter la perte d’un poste de ministre par rapport à la situation actuelle : si le formateur a affirmé vouloir rester sur quinze membres au gouvernement – dans le gouvernement sortant, le CSV a huit ministres et une secrétaire d’État et le LSAP six ministres –, les socialistes applaudissent des deux mains pour cette stabilité voulue, mais à condition qu’ils ne perdent aucun ministre, ni aucun ressort important. « S’il faut restructurer les ressorts entre les deux partis, nous ne serons d’accord que si le poids des ressorts est équilibré, » apprend-on de source socialiste.
Les premières réflexions iraient vers un regroupement de tout ce qui touche l’économie – commerce extérieur, classes moyennes, énergie... –, de l’éducation nationale avec l’enseignement supérieur et la jeunesse, d’une réorganisation du ministère de l’aménagement du territoire avec le logement ou d’une restructuration des travaux publics… On se retrouverait donc avec plusieurs « super-ministères » – qu’en est-il alors des autres portefeuilles, forcément réduits ?
Au sein même des partis, qui, dix jours après l’échéance électorale, en sont encore à l’analyse affinée des résultats, les rapports de force changent aussi. Ainsi, le CSV a été renforcé au Centre et à l’Est, circonscriptions dont les représentants demandent à ce que ces résultats soient considérés dans la distribution des postes, alors que le LSAP se demande surtout quoi faire dans le Sud et le Nord. Et puis, les socialistes estiment aussi qu’il faut considérer tous les postes de pouvoir importants comme un « paquet » global – à côté du gouvernement, il y a aussi le commissaire européen et le président du Parlement, actuellement tous CSV.
Officiellement, tout est fait pour éviter que ces considérations n’interfèrent sur l’élaboration du programme de coalition, qui définit la politique des cinq années à venir. D’où la priorité attribuée au cadre financier, qui sera bouclé lors d’une prochaine réunion plénière lundi 22 juin au matin. Parallèlement, les délégués discutent les principaux thèmes dans six groupes de travail mis en place cette semaine : finances, fiscalité et budget ; économie ; politique territoriale ; politique sociale ; formation et modernisation de l’État.
« Tout se passe comme sur des roulettes, » avait affirmé Jean-Claude Juncker mercredi. Et c’est bien là le point marquant de ces négociations : on a l’impression qu’il ne s’agit que d’un interlude un peu ennuyeux pour tous les participants, qui auraient tout aussi bien pu continuer comme avant, sans la césure des élections. Les ministres sortants sont soit anéantis par leur mauvais résultats (Lucien Lux, François Biltgen), soit embêtés de devoir assister à cet exercice. Il n’y a aucun indice de volontarisme, de nouveau départ ou de dynamique. Dans leurs mines et leurs communications officielles, ils croulent sous la responsabilité de devoir sortir le pays de la crise au lieu de pouvoir distribuer des bonbons à leur électorat. Davantage « de séchere Wee » que « mir paken et un ».