De loin, face à ces immenses compositions lumineuses scandées de lignes verticales, on pourrait croire un instant à de la tapisserie. L’effet optique des dessins de Nicolas Muller, réalisés au crayon de papier, est saisissant et troublant. Ils se jouent des frontières perceptives entre le fil et le flow de la pointe graphite. Né en 1983 à Strasbourg, l’artiste français fait actuellement l’objet d’une belle exposition à l’espace Octave Cowbell de Metz. Il s’est formé à l’École supérieure des arts de Metz (Ésal) en même temps que la directrice d’Octave Cowbell, Vanessa Gandar. Elle l’a invité à exposer ses travaux récents et à concevoir, in situ, lors de son passage dans la région, cette série de dessins intitulée Erased. Retour aux sources, donc, pour celui qui vit désormais en Suisse, collectionné de part et d’autre de la frontière des Alpes.
Avant de s’aventurer dans l’exposition Gris et Bleu, en écho aux deux tons dominants des œuvres qui y sont réunies, revenons à ces grands dessins de la série Erased qui inaugurent le parcours, et dont les dimensions absorbent l’échelle humaine (200 x 270cm, a minima). Dessiner et gommer, faire apparaître et faire disparaitre, sont, chez Nicolas Muller, les deux termes constitutifs d’un même geste esthétique. Un geste manuel, physique tout d’abord, qui débute positivement par l’avènement d’une structure striée de lignes verticales, toutes rigoureusement tracées à l’aide d’une règle que l’artiste a fabriquée à cette fin. Une fois cette pluie de lignes posée en guise de fond, Muller se saisit d’une gomme pour en effacer partiellement l’alignement fondateur, reproduisant ainsi de multiples gestes latéraux d’effacement dont le papier a conservé la trace, l’empreinte, telles de multiples petites virgules laissées apparentes. La finition entre en tension avec une impression d’inachevé. C’est minimal, simple d’aspect et fort ; on est aussitôt séduits par la proposition. Les autres échantillons de la série Erased revêtent pareillement ce caractère méthodique, obsessionnel, sans forcément reconduire une partition aussi équilibrée entre la composition linéaire et ce qui est de l’ordre de l’inachevé. Certains vont donner plus de place au gommage, à l’évidement, pour ne laisser qu’apparaître des incises résiduelles de graphite sur le papier, et augmenter ainsi la clarté de l’œuvre. Une telle démarche semble relever de l’exutoire, du rituel, du protocole ayant quasiment valeur de signature pour cet artiste. Où, comme le précise une notice à l’entrée du parcours, tout « s’incarne dans la tension entre minimalisme et expressivité foisonnante en proposant des formes guidées par une économie de moyens ».
L’artiste décline ce procédé de diverses façons. Ainsi dans Caisse, les lignes qui servent de base préalable à la structure de fond sont ordonnées de façon horizontale. Au lieu de déstructurer la composition, Nicolas Muller disperse cette fois-ci sur la toile des gommures, ces résidus de gommes qui, une fois apposés sur le papier, dansent comme des étoiles, donnant l’impression d’assister à une partition musicale. Là encore, la démarche se distingue par son économie de moyens et son approche poétique des matériaux utilisés. Il est en outre intéressant de voir comment une œuvre peut en nourrir une autre, puisque c’est bien le gommage nécessaire à la série Erased qui aura été recueilli pour devenir la matière de Caisse.
Plus loin, des œuvres dévoilent d’autres facettes du travail de Muller. À commencer par ces petits tabourets récupérés que l’artiste dissémine un peu partout au sein de l’espace d’exposition, qui opèrent comme un liant entre chacune des œuvres exposées. Le nom de cette installation participative ? Public. Non content d’avoir récupérés ces tabourets, l’artiste les a malmenés intentionnellement, leur a fait subir de multiples distorsions afin de plonger le spectateur dans un état d’inconfort provisoire. Car ces sièges sont utilisables et déplaçables par le public afin de regarder les œuvres d’un point de vue inférieur, au plus près du sol, tout en prenant soin de devoir chercher le bon équilibre. De la stabilité des corps dépend en quelque sorte la stabilité de la vue, de la perception. Façon de nous ramener à une forme de fragilité et de précarité, de méditer sur celle-ci, inhérente à la condition humaine, plus encore au terme du confinement que nous venons de traverser. Plus avant se découvre, sur toute la surface d’une large cimaise, un paysage lunaire, rythmé et organisé par de multiples figures circulaires noires et d’autres, quasi imperceptibles à cause de leur blancheur. Il s’agit de Règle blanche, fresque murale conçue in situ où des formes lunaires partiellement éclipsées tanguent entre le visible et l’invisible.
Il faut se rendre dans la dernière pièce de l’exposition pour apercevoir le clou du spectacle, À force, installation déclinée en plusieurs rouleaux de dix mètres qui résulte d’une exposition à laquelle l’artiste a participé en 2021 au Musée Ariana de Genève, spécialisé dans la céramique et le verre. Muller troque ici le crayon de papier pour le stylo à bille, le gris pour le bleu. Au geste d’effacement, il substitue l’empreinte blanche, de forme circulaire, laissée par un objet en céramique, présence fantomatique, en négatif, qui stimule l’imagination du spectateur. À ces empreintes à la fois objectivées et spectrales, Muller ajoute des traits bleus latéraux, selon un geste une fois de plus répétitif, compulsif, plus ou moins clair ou foncé, en fonction du niveau d’encre en réserve. L’impression d’ensemble est superbe ; on s’incline face à ces rouleaux mis côte-à-côte, cascades de bleu griffonnées accouchant d’un langage inédit, particulièrement fin. D’autres œuvres enfin, plus petites, en reprennent le geste, sans parvenir toutefois à la puissance expressive des grands formats, où se déploie pleinement la poétique de l’artiste. Nicolas Muller est grand ; il suffit de se rendre à Octave Cowbell pour que ce constat passe pour une évidence.