En amont de la Luxembourg Art Week (LAW), le parcours à ciel ouvert Art Walk réunit une douzaine de sculptures dans les rues et les places de Luxembourg. Une pratique qui se généralise ailleurs lors des foires d’art pour en faire la promotion et exposer des œuvres assez monumentales. C’est aussi une manière de sensibiliser le grand public, pas forcément connaisseur ou réceptif à l’art contemporain. Quoi de mieux, en effet, qu’un contact direct avec les œuvres au sein de l’espace public, qu’une rencontre esthétique provoquée par le hasard, au gré des pérégrinations, hors des cadres conventionnels, musées et galeries, qui peuvent intimider le néophyte ? On ne saurait négliger la façon dont on est parfois conduit à s’autocensurer, à réprimer un élan de curiosité, par peur du jugement de valeur, tout particulièrement dans le champ culturel où s’exprime parfois, par des attitudes condescendantes, une forme cruelle de violence symbolique. Cet Art Walk est en outre l’occasion, pour les galeries présentes à la LAW, de mobiliser leurs fonds et d’en faire découvrir la face publique. Ou comment joindre le plaisir esthétique à l’utilité du marché de l’art.
Cette implantation dans l’espace urbain se présente, pour le spectateur, comme une expérience physique, immédiate, avec des formes, des matières et des volumes singuliers, que l’on peut investir parfois ou dont il est possible de faire le tour. Leur emplacement, principalement sur l’avenue de la Liberté et le boulevard Royal, est propice à ces moments de pause et de contemplation. Fait d’époque sans doute, ce parcours de sculptures est une façon de semer dans la ville un jardin minéral, une sorte de bouquet de fleurs dont les pétales auraient été dispersés aux quatre vents. On observe ainsi le badaud à suspendre sa promenade et à s’arrêter net devant une dulse géante, le temps d’un selfie. On doit cette algue à échelle humaine à Guillaume Castel, artiste qui s’inspire de ce qu’il rencontre au cours de ses nombreuses explorations sous-marines. Une fois remontée à la surface, échouée sur la voie piétonne, l’œuvre interpelle le passant. Certains vont même jusqu’à s’aventurer dessous et la traverser. Elle étonne par sa texture mixte, selon le côté duquel on l’observe, comme par la dualité de son coloris, partagé entre un ton vert et de rouille. En accord, avec cette fin d’automne, mais aussi avec le passé industriel du pays. D’autant plus que l’œuvre fait plus ou moins face au siège historique de l’Arbed. Il est en de même avec Compass (2023), de Carlos Albert, avec sa structure en acier, qui résonne elle aussi avec cette histoire sidérurgique. Mais celle-ci n’a ni la raideur, ni le coupant de la rationalité industrielle ; au contraire, la sculpture de l’Espagnol se distingue paradoxalement par sa souplesse, ses bords arrondis, qui la rendent élégante et élancée. On y sent certainement l’influence de ses illustres maîtres, d’Eduardo Chillida à Martin Chirino.
La déambulation au sein de ce jardin ouvert sur la ville se poursuit avec la série poétique entreprise par Nicolas Schneider, intitulée Instant de paysage (2024). L’herbier que nous propose le Strasbourgeois est réduit ici à une unique plante, frêle et délicate, intentionnellement oxydée, avec son apparence vert-de-gris. Esseulée au milieu du passage des voitures de l’avenue de la Liberté, la fragilité de sa condition n’en ressort que mieux. Comme un acte silencieux de résistance végétale au milieu des pots d’échappements et de l’indifférence automobile. Sous la dénomination du Studio BISKT se cache deux personnes, le designer Martin Duchêne et la céramiste Charlotte Gigan, férus d’artisanat et de productions industrielles. Installée place de Metz, l’œuvre en céramique qu’ils signent ensemble, Balik Arches, est la seule sculpture immersive du parcours. Ses cinq arches légères laissent passer les visiteurs. À ses côtés se distingue l’œuvre cellulaire, toute en rondeur et de noir vêtue, que l’on doit à Laura Pasquino. L’artiste s’essaie ici pour la première fois à développer un module en hauteur. Des formes courbes et resserrées propices à la méditation, au calme, au recueillement, ainsi que nous le rappelle son titre, Temple (2024).
L’autre aspect qui ressort de ce hors-les-murs est le caractère syncrétique, hybride, des œuvres retenues. La mise en cause de la centralité de l’humain au sein d’un écosystème du vivant plus large y est sans doute pour quelque chose. De même que les artistes sélectionnés appartiennent à de jeunes générations. Réjouissons-en nous, même si cela ne doit pas non plus devenir l’unique filon de l’art d’aujourd’hui. Témoigne de cet intérêt pour l’écologie tout un groupe de sculptures de sensibilité voisine. Cette parenté esthétique se manifeste d’autant plus qu’elles sont été implantées à proximité l’une de l’autre, sur le boulevard Royal. Il s’agit de It Owl de Stefan Rinck, artiste représenté par la galerie Valerius, et de Tectonie de Marion Verboom, soutenue par la galerie Lelong & Co. Ce sont deux totems qui tendent vers le ciel, constituées de strates dont les éléments figuratifs empruntent à différentes cultures. L’œuvre de Rinck utilise plutôt la parodie, son œuvre trônant sur deux grosses baskets en guise de socle tout en cohabitant avec des éléments stylistiques empruntés à l’ordre corinthien. Celle de Verboom, aux formes nettement ithyphalliques, est à l’inverse plus minutieuse et s’inscrit dans un registre précieux. Conçue en 2019 pour l’exposition Sculpture infinie : du moulage antique à la numérisation 3D, l’œuvre a soigneusement été recouverte d’une teinte dorée, la jeune sculptrice s’inspirant des techniques d’ornementation qui avaient cours dans la Grèce antique, en l’occurrence de la célèbre statue d’Athéna Parthénos. Une troisième sculpture, d’influence païenne elle-aussi, s’inscrit dans le prolongement des précédentes. Il s’agit de Flesh of the Shadow Spirits (2011), que l’on doit à Kendell Geers, aux accents manifestement tribaux, voire vaudous (l’artiste Sud-Africain qualifie sa pratique d’« AniMystikAktivist »). Une contribution au parcours venue de chez Nosbaum Reding.
D’autres figures tendent au céleste : celle de Max Coulon, sur l’avenue de la Liberté, qui représente à elle-seule un étrange bestiaire médiéval. L’admirable Strange Tree (2014) de Fabien Mérelle, qui se met en scène sous l’aspect d’un arbre dépourvu de bras, marque l’entrée du pont Adolphe, à deux pas du Casino Luxembourg, tout en exhumant la tradition des bustes de la portraiture romaine. De l’autre côté de la voie en revanche, l’œuvre d’Esther Stocker peine à apparaître aux abords d’un chantier public. Un emplacement que l’on imagine donc provisoire, faute de mieux, en attendant d’être rapprochée de l’artère principale afin de gagner en visibilité. Enfin, sculpture-phare menant à l’épicentre de la foire, au Rond-Point Robert Schuman : The Man who Measures the Clouds (2019), de Jan Fabre. Cette œuvre monumentale coiffe le ciel pour mieux ramener l’humain à sa soif de connaissance et à la part infime qu’il occupe sur terre. Un narratif universel de la condition humaine ancré dans un environnement naturel, et une figure emblématique reconnaissable à son enveloppe dorée. À noter enfin que l’Art Walk se dédouble à la faveur d’un ensemble de capsules prenant place dans plusieurs vitrines du centre-ville. Ou comment l’art contemporain réinvente les passages chers à Walter Benjamin.