Sur les quatorze dernières années, le Fonds du Logement (FdL) aura créé quatre sociétés commerciales de télécom. Tout commence en avril 2002 avec E-village SA, dont l’objet est défini comme « toute activité ayant trait aux technologies de l’information et de la communication, notamment la télédistribution, la fourniture d’accès internet, de systèmes d’alarme et de télésurveillance ». Suivra, en décembre 2004, la SA Kraeizgaass, une société gérant une chaufferie et offrant des services de télécom. Janvier 2013 marquera la naissance de Quartier de la Fenderie Distribution SA (en association avec la commune de Rumelange), précédée, quelques jours plus tôt, par Nowicable SA. À la tête des conseils d’administration de ces sociétés : Daniel Miltgen, l’homme fort de la politique du logement, déchu en mars 2015 par la ministre du Logement Maggy Nagel (DP). Les quatre sociétés anonymes, gérant des antennes collectives, imposaient des micro-enclaves monopolistiques. Deux d’entre elles seront démantelées dans les prochaines semaines.
Jusqu’à très récemment, des centaines de ménages qui louaient ou achetaient chez le FdL étaient contraints de devenir les clients (captifs), voire les actionnaires (malgré eux) de ces sociétés de télédistribution. Un habitant du nouveau quartier des « Nonnewisen » à Esch-sur-Alzette (qui désire garde l’anonymat) relate que, dans les jours précédant la signature de l’acte de vente, il reçut un formulaire dans lequel il devait s’engager à prendre comme fournisseur télé la société Nowicable. La signature du « contrat de service de fourniture de signal d’antenne collective » n’aurait pas été une option, dit-il. C’était une condition sine qua non à l’achat du logement : « Il était indiqué que nous ne pourrions signer le contrat de vente chez le notaire sans avoir préalablement signé cet engagement ». Voulant « éviter les problèmes », il signe bon gré mal gré. À l’article 4, le contrat stipule qu’« une indemnité de désabonnement de 250 euros sera facturée au client ».
Rodrigo Tapia est le seul témoin qui a accepté de parler « on the record ». Ayant fui le Chili de Pinochet, il a débarqué, voici trente ans, au Luxembourg. Au début des années 2000, Tapia acquiert un duplex dans un nouveau ensemble du FdL, la « Eecherschmelz », dans la Millebach, à quelques pas de la Place Dargent. (Logement qu’il a vendu en 2014.) Avant de pouvoir y emménager avec sa famille, il doit cependant devenir actionnaire de la société E-village. « On m’a dit : ,Si tu veux avoir le logement, tu dois signer.’ Tout était lié à cette condition. Les gens se sentaient exposés, ils ne voulaient pas perdre l’occasion d’un logement en ville. » Les titres d’E-village sont indissociables de la propriété qu’il vient d’acquérir. En d’autres termes : la seule manière de se libérer de l’opérateur, c’est de céder l’appartement et, avec lui, les actions.
Daniel Miltgen concède que devenir propriétaire et prendre une participation à la société télécom étaient « liés dans le contrat ». Et de se demander : « Peut-on forcer quelqu’un à devenir actionnaire d’une société ? » Un employé du FdL interrogé se rappelle qu’un avis juridique avait justement tenté de répondre à cette question. Les juristes avaient alors conclu que, probablement, la pratique ne serait « pas très légale et qu’on risquerait de se faire condamner. Mais on l’a fait quand même. » En créant E-village et Nowicable, l’ex président-directeur du FdL, devenu prof de physique et d’hydraulique au Lycée Josy Barthel, dit avoir simplement étendu à la télédistribution un modèle coopératif conçu pour les gigantesques installations de chauffage et de cogénération (et leurs non moins gigantesques pertes des premières années).
E-village et Nowicable (qui s’occupent exclusivement de télédistribution) sont des sociétés sans réelle activité économique. L’installation et la maintenance des antennes collectives ont été externalisées à Électricité Guy Hahn, une petite entreprise de Niederanven, qui a ainsi pu se constituer un beau portefeuille. (Daniel Miltgen et Guy Hahn disent que le choix pour la PME se serait fait suite à un appel à candidature.) L’activité principale de Nowicable et d’E-village consiste à faire signer les contrats aux nouveaux entrants et à payer les droits d’auteurs à la Sacem (environ 70 euros par abonné), qui, à son tour, s’occupe des licences. D’après les bilans pour l’exercice 2014, E-village a fait un bénéfice de 10 940 euros pour un chiffre d’affaires de 52 600 euros. Quant au nouveau venu Nowicable, il accuse 381 euros de pertes pour un chiffre d’affaires d’à peine 3 726 euros. En omettant de notifier l’existence de Nowicable à l’Institut luxembourgeois de régulation, censé veiller à la libéralisation du marché des télécoms, le FdL avait commis une gaffe. (Mais qui restera sans conséquences.)
L’antenne collective et centralisée devait éviter la multiplication de paraboles sur les balcons et appuis de fenêtres. Comme pour rendre invisible de l’extérieur la diversité des habitants vivant à l’intérieur. Grâce à cette approche centraliste (voire paternaliste), les façades restaient homogènes et « propres ». « Nous ne voulions pas que nos immeubles aient l’air de HLM français », dit Miltgen. « On nous reproche de ne pas avoir construit assez de logements sociaux. Mais la vérité c’est que personne n’en voulait ! Ni les initiatives citoyennes, ni les bourgmestres. Sauf, à doses homéopathiques. » Plus tard dans la conversation, Miltgen revient sur ces réticences et trace « un cercle vicieux » : « Si, déjà, on réussissait à décrocher une autorisation, il fallait dass d’Kierch am Duerf bléift ; qu’esthétiquement, cela soit correct ».
Le règlement d’ordre intérieur du FdL interdit d’ores et déjà d’« apposer aux fenêtres des écriteaux, plaques, enseignes et antennes paraboliques ». Cela ne veut pas dire que tous les habitants s’y tiennent ; sur les bâtiments du FdL, les paraboles fleurissent. Des cas isolés ont été portés devant les tribunaux, mais la jurisprudence luxembourgeoise reste flottante : certaines affaires ont été gagnées par les habitants, d’autres par le FdL. (Selon Georges Krieger,un avocat spécialisé dans le droit immobilier, les pro-paraboles s’y seraient mal pris : Plutôt que de se référer à la législation française, qui garantit au citoyen le droit à l’information, il aurait mieux valu invoquer les libertés européennes des entrepreneurs, dont celle de diffuser sans entraves leurs produits aux consommateurs à travers le grand marché commun.)
Daniel Miltgen décrit E-village et Nowicable comme des projets « démocratiques », voire « participatifs ». (Cela n’empêcha pas le FdL de s’y être assuré la majorité des voix.) Dans un pays, où, d’après le Statec, un habitant passe en moyenne 1h59 par jour devant la télé, les discussions ont été houleuses. Surtout dans le quartier de la « Eecherschmelz » dont l’antenne collective ne permet pas l’accès à un bouquet exhaustif. Le FdL a donc dû faire des choix d’inclusion et d’exclusion. Ce grand compromis est resté précaire. À force d’avoir voulu plaire à tous, le FdL semble avoir fini par fâcher un chacun.
Une petite enquête auprès des habitants de la « Eecherschmelz » et du « Quartier de la Fenderie » à Rumelange fait remonter une insatisfaction générale. Et ceci bien que les habitants aient le choix entre un demi-millier de chaînes. Un habitant, « très foot », a installé une petite parabole pour capter Canal+. Un autre, « plutôt francophone », regrette que son bouquet TNT comporte trop de chaînes turques et allemandes. Un vieux Luxembourgeois dit capter trop de programmes arabes (« Al Jazeera ; dee brauch ech net »), mais pas « den éischte Fransous », ce qu’il regrette, puisqu’il ne peut suivre la Coupe de France de basket-ball. (Amateur de pêche, il est par contre comblé de recevoir Italian Fishing TV.) Même dans le quartier des « Nonnewisen » à Esch-sur-Alzette où, pourtant, le bouquet est très varié, certains se plaignent de ne pas capter les chaînes de leur région d’origine. Sur un marché médiatique de plus en plus spécialisé, fragmenté et communautarisé, la coopérative peine à trouver un consensus. Beaucoup d’habitants ont fini par opter pour un second abonnement chez un concurrent. Ne pouvant résilier le premier contrat, ils paient doublement.
Une fois par an, accompagné d’un technicien, Daniel Miltgen himself se déplaçait aux AG de E-village et, plus récemment, de Nowicable. Les autres administrateurs de ces SA – des hauts fonctionnaires siégeant également au comité-directeur du FdL où ils touchent environ 2 000 euros par trimestre –étaient pour la plupart aux abonnés absents. Dans les premières années, les réunions d’E-village auraient duré « quinze à vingt minutes », se rappelle Rodrigo Tapia. « Les gens étaient hésitants, dit-il. ‘Ohren runter und genieß dein Brot’, c’était la devise. Beaucoup d’habitants sont étrangers, ils ont plus peur de parler en public, à l’extérieur. Ils acceptent plus facilement, et on en a profité ». Les revendications auraient été soulevées plus tard, « alors que les habitants commençaient à se sentir chez eux », dit Tapia. « Chacun voulait regarder les chaînes de son pays ». (Or le Chilien naturalisé Luxembourgeois y voit aussi l’expression « d’un problème avec l’intégration » : « Ce sont des gens qui ne peuvent pas vivre sans la télé de leur pays d’origine ».) Daniel Miltgen quant à lui se rappelle de « discussions mémorables ».
Selon Tapia, Daniel Miltgen aurait, lors d’une réunion, répondu au reproche d’illégalité : « Revenez donc avec un avocat… On verra bien ». Selon les spécialistes en droit de la concurrence interrogés dans le cadre de cet article, les contrats d’E-village et de Nowicable pourraient très possiblement constituer « un abus de position dominante ». En théorie, du moins. Car, en pratique, le FdL risquait peu. Les habitants n’étaient pas prêts à lancer la lourde et coûteuse machinerie judiciaire. Surtout pas pour un abonnement coûtant quelque 150 euros par an.
Les décisions de fonder des sociétés commerciales de télécom auraient passé le comité-directeur du FdL « sans discussions », se rappelle un ancien membre de ce même comité. Quant au ministre du Logement, il donna son aval à chacune des nouvelles créations de Daniel Miltgen. Dans la multitude de dossiers, elles devaient relever du détail et la signature ministérielle de la simple formalité ; l’ancien ministre du Logement, Marco Schank (CSV), dit ainsi ne pas avoir gardé souvenir de la création de Nowicable. En 2005, son prédécesseur, Fernand Boden (CSV), avait intégré un passage dans la réforme du FdL autorisant celui-ci, « sous l'approbation du ministre, [à] détenir des participations dans des sociétés, groupements ou organismes dont l'objet concourt à la réalisation de ses missions ». Boden n’avait que légalisé une situation de fait. Or, l’activité télécom entre-t-elle dans les missions du FdL telles que les définit la loi de 1979 ? À l’article 55, sont énumérés la promotion « de la qualité du développement urbain, de l’architecture et de la technique » ; ceci inclurait-il les antennes collectives ?
La multiplication de sociétés privées devait préfigurer la Société nationale de développement urbain (SNDU). Cette superstructure de droit privé (en fait une holding) avait été taillée sur mesure pour Miltgen et devait inclure des dizaines de filiales, de la Société nationale des habitations à bon marché aux firmes de jardinage. La SNDU tomba victime des élections anticipées. L’actuel ministre du Logement Marc Hansen (DP) dit vouloir recentrer le FdL autour de son core-business, suivant en cela l’« audit organisationnel et fonctionnel » réalisé par PWC (pour la modique somme de 64 000 euros). Suite à cette opération de « recentrage », les activités de Nowicable ont été arrêtées au 1er janvier, celles de E-village au 31 mars 2016 et un liquidateur pour ces deux sociétés a été nommé. Devenues encombrantes, elles devront être dissoutes au plus vite. (Un rendez-vous auprès d’un notaire a été pris pour cet août.)
La mort annoncée de Nowicable et d’E-village témoigne du déclin d’une administration (d’Land du 6 mars 2015) et du surmenage de son président-directeur. Daniel Miltgen cumulait les postes, comme s’il n’y avait pas de lendemain : il était président-directeur du FdL, premier conseiller de gouvernement au ministère du Logement, coordinateur général à celui de l’Environnement, président du Fonds d’assainissement de la cité Syrdall et de la Commission consultative aéroportuaire. En outre, comme président de Nowicable, E-village & Co, il devait écouter les doléances télévisuelles de Hosingen à Rumelange, en passant par la Millebach et Esch-sur-Alzette.
Le déchu dit toujours croire dans son come-back. En juin 2013, dans une interview – menée via courriels – avec le mensuel Forum, Miltgen avait loué « das blinde Vertrauen meiner drei aufeinanderfolgenden Chefs, die Minister Jean Spautz, Fernand Boden und Marco Schank ». Cette confiance aurait agi sur lui « comme de l’adrénaline ». « C’était mon Fonds ; j’y ai travaillé sans relâche, les samedis, les dimanches, avec seulement dix jours de congé par an », dit-il aujourd’hui. Limogé de son poste en mars 2015, Miltgen se trouve désormais engagé dans une bataille judiciaire pour faire annuler sa révocation. (Il a perdu la première manche devant le Tribunal administratif, mais vient de faire appel.)
En un quart de siècle, Miltgen sera passé du statut de « Wunderkind » de l’urbanisme, formé à Vienne, à celui de totem d’un « CSV-Staat » figé et décadent. (Miltgen dit être devenu membre du CSV, après un bref passage par la Jeunesse démocrate et libérale du Luxembourg.) Entretemps, Marc Hansen a placé des camarades du DP aux postes-clés de ses ministères. L’été dernier, Jean-Paul Marc, un agent immobilier et proche du ministre, fut nommé premier conseiller de gouvernement au Logement, tandis que Luc Schockmel, ancien secrétaire communal à Useldange (où Hansen avait été échevin), se trouva promu conseiller de gouvernement à l’Enseignement supérieur. Étant « un fonctionnaire compétent » (dixit Marc Hansen), Schockmel entra également au comité-directeur du FdL. Mais si le manège continue de tourner, les hauts fonctionnaires se savent désormais mortels.