Ce mur dans leur bureau, on dirait celui de Carrie Mathison (Claire Danes) dans la série Homeland (2011-2013). L’agente de la CIA, bipolaire et paranoïaque, y a créé une énorme cartographie du mal à coups de photos, de documents et d’articles épinglés au mur et surlignés de différentes couleurs, d’inscriptions, de post-it et de tout autre élément lui permettant d’établir des liens plus ou moins probables pour retracer les terroristes islamistes qui en veulent aux États-Unis. Sauf que l’équipe pluridisciplinaire qui représentera le Luxembourg à la biennale d’architecture de Venise à partir de juin ne cherche pas les terroristes mais… la modernité. Sur les murs : des photos, des extraits d’articles, des inscriptions au gros feutre noir comme « Why ? » « Where ? » « What ? », des gribouillis au stylo très fin, des post-it de toutes les couleurs, des cadres colorés, des mètres de papier kraft, des photocopies de documents historiques réduits au format de notes... pour former un dédale d’informations. Une sorte de mindmapping géant et artisanal, où les hyperliens se font écho et mènent vers d’autres associations d’idées.
Nous sommes rue Boch à Luxembourg-Rollingergrund, quartier général de l’architecte et urbaniste Stéphanie Laruade, de l’architecte et photographe Bohumil Kostohryz, de l’actrice et réalisatrice Sophie Langevin et du journaliste Nuno Lucas da Costa. En juillet 2013, ils ont répondu à l’appel à propositions de la Fondation de l’architecture et de l’ingénierie pour le pavillon luxembourgeois à Venise 2014 et furent sélectionnés par un jury d’architectes et de plasticiens. Depuis l’automne dernier, ils travaillent d’arrache-pied, jour et nuit, sont descendus durant des mois dans les archives d’architecture de la Ville ou de la Photothèque, ont suivi la moindre petite trace, la moindre piste pour leurs investigations, voyagé, mené d’innombrables entretiens et fait des rencontres insolites. En fait, ils ont travaillé comme des journalistes d’investigation ou des inspecteurs de police – d’où l’idée de la mise en scène du pavillon comme une enquête de police.
« Nous voulions montrer l’architecture autrement », explique Bohumil Kostohryz. « L’approcher comme quelqu’un d’autre, qui n’est pas architecte », enchaîne, automatiquement, Stéphanie Laruade. La demande de la Fondation de l’architecture était claire : il fallait répondre au précepte de Rem Koolhaas, le curateur général de la biennale d’architecture 2014 et qui, pour la première fois, a proposé un thème à tous les pavillons nationaux : Absorbing Modernity 1914-2014, ou comment, en un siècle, depuis la Première Guerre mondiale, les identités nationales se sont diluées peu à peu, aussi en architecture. À la Ca’ del Duca, qui abrite le pavillon luxembourgeois, la réponse s’intitulera Modernity – Loved, hated or ignored ? et se déroulera comme une enquête policière sur cinq épisodes, menée par une Jane Doe, inspecteure de police, qui, comme Dale Cooper dans la mythique série Twin Peaks de David Lynch (1990) débarque ici en terrain inconnue. Jane, incarnée par Sophie Langevin dans les petits films réalisés par Bohumil Kostohryz, sera une figure d’identification pour les visiteurs – elle a le même regard vierge et étranger qu’eux et les incitera à suivre les indices qu’elle découvre avec la même passion qu’elle.
Les cinq enquêtes tournent autour de cinq bâtiments représentant, pour l’équipe, la modernité au Luxembourg : dont un, la Villa Kutter au Limpertsberg, datant des années 1930 ; trois – le Grand Théâtre, le Pont Rouge et la Chapelle St. Éloi ou Schmelz-kapell à Dudelange – datant des années 1960 (« parce que les années 1960, c’était l’essor économique de l’après-guerre, l’arrivée de la Ceca, tout ça », selon Sophie Langevin) ; et une longue rue, une des plus connues de Luxembourg-ville (mais dont le nom n’est pas encore révélé, histoire de garder un peu de mystère) pour illustrer le fil du temps, et comment il métamorphose le bâti avec des bâtiments quelconques à la typologie toujours très marquée par leurs époques respectives.
Selon l’objet, l’enquête tourne davantage autour des liens affectifs que les habitants ont tissés avec ce bâtiment, comme à Dudelange : les ouvriers de l’Arbed habitant le quartier Schmelz ont financé et fait construire cette chapelle incroyablement moderniste eux-mêmes, elle fut longtemps le centre de quartier et abrita, en un demi-siècle, toutes sortes d’activités sociales et paroissiales. Aujourd’hui, l’édifice est classé monument historique, mais en décrépitude. Quel sera son avenir et sa place dans la grande réhabilitation du quartier prévue par la commune ? Ailleurs, comme pour la rue de Métronome, l’enquête tourne autour du temps et de la concurrence architecturale et urbanistique, ce sera plutôt une enquête d’observation, un état des lieux sur « comment tout est possible dans l’indifférence générale », comme le formule Stéphanie Laruade.
L’histoire de la Villa Kutter leur permit de réfléchir sur « les petits fragments qui forment la mémoire ». Mais aussi de mettre à nu comment naissent les fausses informations – par exemple le mythe que la Villa fut conçue par Marcel Breuer. Ils ont réussi à dénicher toutes les propositions pour cette « première maison moderne du Luxembourg », qu’on ne remarque guère aujourd’hui et qui, si elle n’était défigurée par la toiture ajoutée a posteriori, serait tout à fait dans l’air du temps de ce début des années 2010.
Pour leurs recherches sur le Grand Théâtre et le Pont Rouge – qui seront présentées dans une même salle parce que les deux constructions sont forcément liées : érigées en parallèle, elles marquent le début de l’aménagement du plateau du Kirchberg (qui devait alors devenir une enclave européenne) et l’ouverture vers le Luxembourg moderne. Ces deux enquêtes ont mené l’équipe dans des recherches passionnantes sur le vrai cours des choses de l’époque : pourquoi l’architecte Alain Bourbonnais a-t-il vraiment claqué la porte en plein travaux de construction du Grand Théâtre ? Pour quelles raisons le projet d’un pont rouge en acier gagna le concours d’architecture ? Les résultats de leurs recherches seront révélés sur place, avec une carte heuristique comme celle dans leur atelier actuellement, mais aussi avec des cahiers documentant les échanges de courrier, les procès-verbaux de réunions, les dessins, plans et esquisses, ainsi que le journal de bord de Jane Doe, dans lequel elle a consigné ses découvertes, ses pensées et réflexions au cours de l’enquête – un véritable roman policier. « C’est vrai que le travail d’archives est juste incroyable, constate Sophie Langevin. T’es là, tu suis une trace, puis l’archiviste t’amène une boîte dans laquelle tu découvres une grande feuille enroulée… Et en ouvrant, tu vois que c’est des aquarelles des dessins originaux pour les lustres du Grand Théâtre ! »
À partir du 20 mai, toute l’équipe et leurs assistants techniques seront à Venise pour aménager le pavillon qui n’existe pour le moment encore que sous forme d’une maquette un peu défraîchie à force de remaniements. « Ce qui est sûr, c’est que nous sommes allés au fond des choses, estime Stéphanie Laruade. Mais nous voulions garder un côté ludique… » Sur place, ils installeront les plans, photos, films, maquettes, textes – et même un jeu. Depuis quelques années, beaucoup de visiteurs estiment d’ailleurs que la biennale d’architecture a dépassé celle de l’art contemporain en créativité et originalité des contributions. Dans le pavillon luxembourgeois, les visiteurs pourront interpréter la manière dont le grand-duché se positionne par rapport à la modernité, « loved, hated or ignored ? » demande le titre du pavillon. « À partir de là, on laissera chacun libre de juger, insiste Bohumil Kostohryz. Nous, on tout cas, on ne connote pas. »