Claude Simon disait que le moderne ne supporte plus la liaison. C’est-à-dire qu’en littérature, les conventionnelles lois de la chronologie ou de la linéarité du récit étaient devenues quelque peu obsolètes, et qu’il fallait les remplacer par les lois de la composition textuelle (rythme, figures, bon agencement des mots et des phrases). Pour un certain nombre d’écrivains luxembourgeois ce style décousu est devenu précepte.
Voyez donc, par exemple, le dernier livre d’Alexandra Fixmer, Nid-de-poule, publié dans la collection Graphiti, chez Phi. Alexandra Fixmer assurait la direction des éditions Phi jusqu’à il n’y a pas longtemps, et lorsqu’on ouvre son livre, certains tics ou habitudes ou maniérismes formels non pas seulement typiquement luxembourgeois, mais également typiquement « phiesques » (ou même « graphitiesques ») sautent tout de suite aux yeux : l’absence de majuscules, l’absence de ponctuation, si ce n’est le point à la toute fin du livre, à la toute fin de l’unique phrase dont le livre est composé en somme, le mélange de langues et la polyglossie, l’usage du signe « [&] » au lieu de la conjonction « et », etc. On ne met pas longtemps avant de voir en Alexandra Fixmer une disciple de quelque gourou de chez Phi, par exemple de Lambert Schlechter.
Mais indépendamment d’éventuelles influences, lectures ou même affinités entre écrivains luxembourgeois, le livre d’Alexandra Fixmer, ou plutôt son écriture (prose poétique bien évidemment), a d’indéniables qualités. Si récit il y a, dans Nid-de-poule, il s’agit d’une femme assise sur une banquette à l’intérieur d’un train qui s’arrête dans une gare. Elle observe et médite et rêvasse.
Apparaissent plusieurs personnages : le père et la mère, le contrôleur de billets, une jeune fille en face d’elle, un chien, Picasso, un amant souvent apostrophé. Et à la manière d’un Finnegan’s Wake, l’écriture bondit et erre alors, entre les souvenirs (la mort de la mère à la naissance de l’enfant), les anecdotes, les désirs et nostalgies (l’absence de l’amant), et les descriptions un peu fantasmagoriques d’une supposée réalité. Cependant la dimension poétique est très présente : écriture hyperbolique et parfois cryptique, des images saisissantes et parfois difficiles à comprendre. Chercher à trouver une vraie cohérence dans ce texte, ce serait l’effacer.
Dimension poétique qui se lit également dans la recherche formelle de l’écriture : parfait terrain de jeu donc pour les homonymies, les métaphores, les sonorités, les répétitions. Alexandra Fixmer a un grand sens du rythme, de la cadence, de la musique du texte. Si absence de liaison il y a, l’auteure y remédie par le travail de la composition. Les mots sont autant de carrefours qui permettent des explosions de sens. Leur arrangement peut être fécond, peut jouer le rôle de ciment. Une écriture déliée donc, mais reliée selon un autre ordre.
On regrettera peut-être un tout petit peu l’absence de publications vraiment originales du côté de chez Phi, et des griffes d’auteur qui commencent à se ressembler (ces pages à peine à moitié remplies d’une prose un peu fragmentaire, un peu elliptique, un peu opaque). Mais Nid-de-poule est sans aucun doute un livre intéressant. Un texte exigeant, et de qualité. Nous en redemandons.
Alexandra Fixmer : Nid-de-poule ; Éditions Phi, collection Graphiti, juin 2009, 88 pages ; ISBN 978-287964-111-9.