Ni l’hôtel ni les chambres ne paient de mine. Ce qui est largement compensé par la situation, tout près de la galerie de l’Académie qui a d’ailleurs donné son nom. Et des deux côtés du Grand Canal, les lieux d’exposition sont facilement accessibles, il suffit de passer des fois le pont, et pour les Giardini, le vaporetto est à une vingtaine de pas. Paradoxe quand même, on habite (modestement) dans un palais, du nom d’une famille patricienne, les Brandolin, rien à faire avec les ébénistes français.
On est loin aussi du faste du palais voisin, édifice à la magnifique façade Renaissance, propriété des Polignac depuis le début du vingtième siècle. Seulement, le matin, au réveil, à travers la fenêtre ogivale, avec le soleil qui brille, l’eau qui oscille, scintille, en face, le palais Giustinian-Lolin aurait bien pu, lui aussi, passer dans une peinture de Claude Monet. Il s’en est tenu, peignant dans sa gondole, d’où cette vue au ras de l’eau, au palais Contarini poussé de la sorte vers le haut de la toile. C’est qu’il y vivait, sa mécène, Winnaretta Singer l’y accueillait, il n’était pas le seul, cela se passait comme dans son salon parisien relevé par Proust.
Elle avait hérité, malgré le nombre impressionnant des enfants de son père, 24 en tout, d’une fortune considérable ; l’inventeur de la machine à coudre avait beau eu mourir alors que Winnaretta n’avait que dix ans, son avenir était assuré, et au-delà. En plus, la jeune femme savait se défendre ; lesbienne, elle avait menacé son premier mari de le tuer s’il la touchait la nuit des noces, quant au prince Edmond de Polignac, homosexuel de même, les deux firent mariage blanc. Ce qui les unissait, c’était l’amour des arts (leur engagement pour les artistes, musiciens, écrivains, peintres).
Combien d’œuvres créées à leur initiative, combien d’achats de tableaux des Manet, Monet ou Renoir, dès la majorité de Winnaretta, et à l’époque où l’on ne pensait (pas trop du moins) ni à la gloire personnelle ni à la promotion d’une marque, à la mort de notre mécène, sa collection alla tout entière au Louvre.
On pousse dans le temps, et on suit le trajet du vaporetto. C’est en 1980 que fut inauguré le musée qui abrite la collection de Peggy Guggenheim. On avance aussi dans l’histoire de l’art, avec les surréalistes et les abstraits. Et les œuvres dorénavant ne vont plus à des institutions existantes, des fondations sont mises sur pied ; en passant, la princesse Sibilla de Luxembourg préside le comité consultatif qui à côté d’un comité exécutif gère la collection.
Peggy Guggenheim, de son vivant, s’était réconcilié avec la Fondation Solomon Guggenheim, lui avait donné, avec réserve d’usufruit, palais et collection. À condition toutefois qu’après sa mort, les choses restent en place. Or, pour tels descendants, cette volonté n’a pas été respectée, ils ne reconnaissant plus le musée de leur grand-mère, et ils ont assigné en justice la Fondation, allant jusqu’à l’accuser de violation de sépulture (pour l’urne dans le jardin occupé maintenant de sculptures provenant de la collection de milliardaires texans). On se verra le 21 mai prochain devant le tribunal de grande instance de Paris ; se déclarera-t-il compétent, révoquera-t-il même la donation de 1976, difficile à dire, ce serait quand même un tremblement sur les terres de Guggenheim.
Pas de doute, il y a toujours, comme par le passé, moyen de faire des affaires, de faire de l’argent, d’en amasser, à commencer par le négoce du bois. Depuis, François Pinault a étendu son empire, et alliance inattendue mais plutôt sympathique, art et football, le voici propriétaire du Stade Rennais en même temps que sa collection d’art contemporain, à Venise, remplit le Palazzo Grassi ainsi que les anciens entrepôts de la Punta della Dogana (où il fait flotter le drapeau breton) transformés par l’architecte japonais Tadao Ando.
D’aucuns avaient sans doute pensé que les Vénitiens apprécieraient, leur ville-musée ainsi ouverte à l’art contemporain, il reste qu’ils sont déjà submergés par l’aqua alta et les flots de touristes. Ils ne voulaient pas de la statue du sculpteur américain Charles Ray, un garçon haut de 2,24 mètres qui tient une grenouille ; la municipalité a cédé, on a remplacé l’adolescent par le réverbère du XIXe siècle qui y préexistait. Comme quoi l’argent ne peut pas tout. Et quand même, ces collectionneurs dictent pour une large part, par leurs prêts, par leur soutien plus général, ce qui est montré, même ailleurs que dans leurs propres lieux. Il y a plusieurs vidéos de Pinault dans l’exposition de Bill Viola au Grand Palais, et à chaque monstration, la valeur des œuvres augmente, Peter Ludwig s’y connaissait.
Dernier coup d’œil le long du Grand Canal, les marques de luxe s’y sont mises, non seulement avec les panneaux sur les façades à rénover. En l’occurrence, au palais Corner della Regina, installation de la Fondation Prada (ailleurs Cartier, Hermès, et j’en passe), et remake au cours de l’été 2013 de la manifestation mythique, When Attitudes become Form, initiée par Harald Szeemann, à la Kunsthalle de Berne, dans une institution officielle donc, en 1969. Le tout dans l’audace (de cette instrumentalisation de l’art), c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin, se demande-t-on avec Cocteau. Trop loin, des fois la partie prend vite fin, et la valise géante de Vuitton n’a pas eu droit aux prolongations sur la place Rouge.