d’Lëtzebuerger Land : Le ministère de la Culture vient de publier pour la première fois, dans son rapport annuel pour l’année 2013, les chiffres exacts des subsides de l’année écoulée et les récipiendaires de cet argent. Il s’avère que la musique est la mieux lotie, recevant presque la moitié de l’argent public, et les arts plastiques en sont un des parents pauvres. Vous avez fait une analyse plus détaillée de ces chiffres…
Jo Kox : Publier les chiffres est une chose, les interpréter en est une autre. Il fallait s’attendre à cette publication. En revanche, ces chiffres n’ont pas été argumentés par les responsables du ministère, ce qui est dommage. Cette liste a été ajoutée en fin de rapport comme une simple annexe. Pourtant, dans un souci de « vraie » transparence, il aurait fallu commenter ces chiffres, expliquer les critères de sélection, le pourquoi, le comment. Ce manque d’informations complémentaires risque d’engendrer de fausses interprétations.
En effet, il faut préciser que l’attribution de subsides dépend exclusivement des demandeurs (porteurs de projets). Il s’agit de répondre individuellement à chaque demande de subside, indépendamment de la discipline artistique. En raison du nombre comparativement élevé d’organisateurs dans le domaine de la musique par rapport à d’autres disciplines, la plus grande part du gâteau leur revient. À cela s’ajoute que la « musique » est beaucoup plus « facile » à organiser, d’où également le nombre élevé de lieux de spectacles. Autre phénomène non moins négligeable, la formule « pay to play » est devenue monnaie courante dans les lieux de spectacle, surtout à l’étranger. Plutôt que d’attendre d’être invité à donner un concert, par exemple, on peut simplement louer soi-même les plus grandes salles de concert. Et nombreux sont les musiciens qui sollicitent une aide pour se « payer » ainsi des tournées à l’étranger. Ce phénomène n’existe pas réellement dans le domaine des arts visuels. En conséquence, les artistes plasticiens sont beaucoup moins nombreux à « tourner » en Europe. Les expositions d’art contemporain au Luxembourg sont presque toutes organisées par des structures publiques (Mudam, Casino, CarréRotondes, galerie Nei Liicht, etc.). Les initiatives privées sont, hélas, rares, tout comme d’ailleurs les collectifs d’artistes qui organisent eux-mêmes des projets. En 2013, les seules exceptions à signaler sont l’asbl Borderline, qui a organisé une exposition au Musée de la résistance, ou le collectif de curateurs qui se sont associés pour créer l’espace Insitu à Berlin.
En termes d’« honoraires », les véritables parents pauvres sont les artistes plasticiens. Alors qu’un musicien confirmé sur la scène musicale luxembourgeoise touche entre 3 000 et 5 000 euros par concert, rares sont les artistes plasticiens à toucher un honoraire similaire pour une exposition d’une durée de deux à trois mois, même s’il s’agit d’une exposition monographique.
Pourtant, il y a eu un développement exponentiel des lieux dédiés aux arts plastiques sur ces vingt dernières années : musées, forum d’art comme le Casino, galeries publiques ou semi-publiques. Mais on a l’impression que ces dernières années, après le boom autour de l’année culturelle 2007, il y a comme une régression du statut des arts plastiques : moins de budget pour les acquisitions et les expositions, moins de place pour les artistes autochtones dans les programmations régulières. Comment expliquez-vous cela ?
En 2007, on a atteint l’apogée après toutes ces années de construction et de développement des différentes infrastructures culturelles, tant au niveau national que régional ou local. Le phénomène des « années culturelles » a en quelque sorte réveillé les politiciens et a contribué à sensibiliser leur intérêt pour la culture. Mais ce nouvel intérêt s’est avant tout manifesté dans l’envie d’investir dans le contenant (bâtiment) plutôt que dans le contenu (la programmation). Probablement parce qu’on a plus tendance à s’identifier avec un lieu d’exposition à travers son bâtiment qu’à travers sa programmation artistique. Or, ces infrastructures, pour les rendre attractives aussi bien pour les artistes que pour le public, coûtent énormément en frais de fonctionnement. Et ces frais-là ne sont pas compressibles. La seule marche de manœuvre est la part réservée à la programmation artistique. Donc, on enlève de l’argent à l’essentiel, ce qui est regrettable.
La place réservée aux artistes autochtones est un vrai faux débat. Le nombre d’artistes locaux programmés dans les diverses institutions publiques est, toutes proportions gardées, relativement important. Ce qui manque avant tout au Luxembourg, ce sont des lieux d’expositions autogérés par les artistes eux-mêmes, des lieux de découverte, des lieux d’expérimentation. Manifestement, le goût pour l’aventure et l’initiative personnelle restent encore peu développé chez nous. On aime son petit confort. On préfère être directement invité par une institution, qui prend tout en charge, plutôt que de se débrouiller d’abord tout seul. Une exposition dans une institution publique est certes une belle référence sur un CV. Mais après ? Il faut songer à un plan de carrière… Que faire après avoir exposé au Mudam ou au Casino ? Un autre phénomène, non moins négligeable dans le domaine du plan de carrière ou du relais, est le rôle des galeries. Mais hélas, beaucoup d’entre elles ont fermé. Les nouvelles qui ont récemment ouvert leurs portes sont souvent des hybrides entre galerie et magasin d’objets design. Également rares sont les artistes autochtones qui sont représentés par une galerie luxembourgeoise.
« Plan de carrière » est en effet le terme souvent utilisé par certains galeristes pour parler de leurs artistes. Or, aujourd’hui, les artistes, avant de pouvoir créer, doivent d’abord être de parfaits petits comptables pour pouvoir toucher des soutiens financiers : formulaires à remplir, budgets à établir, comptes à rendre... Vous essayez, en tant que président du Fonds culturel national, de faire régner la transparence dans vos attributions d’aide, mais cela ne peut se faire qu’au prix d’une certaine bureaucratie. Or, devoir remplir des formulaires et expliquer son projet mène souvent à une sorte d’auto-censure : on a tendance à ne proposer que des œuvres très sages, qui ne heurteront personne, par peur de se voir recalé par un comité ou un jury. N’y a-t-il pas moyen d’inventer des systèmes un peu moins contraignants ?
L’obtention d’une subvention, indépendamment dans quel domaine ou auprès de quelle institution celle-ci est sollicitée, nécessite toujours une certaine bureaucratie. Il s’agit de l’argent public, et, en conséquence, une certaine rigueur dans l’établissement d’un dossier et de son budget est exigée. Par contre, nous ne sommes pas si sévères dans le jugement des dossiers. Afin d’aider au mieux les artistes et les associations dans leur démarche, nous les invitons à se servir du masque de saisie qui se trouve sur notre plateforme focuna.lu, justement afin de réduire cette bureaucratie. Nous sommes également en discussion pour proposer une nouvelle plateforme à partir de 2014, afin que chaque demandeur puisse à tout moment mettre à jour ses données dans une base de données. Peu importe pour quel système on opte, il faut, hélas, toujours constituer un dossier, afin de justifier le bien fondé de son projet. Afin qu’un jury puisse se prononcer, il faut introduire un dossier. Mais on laisse libre cours à chaque artiste de formuler son dossier comme bon lui semble. Il doit juger lui-même s’il s’auto-censure ou pas. À ma connaissance, je n’ai pas encore dû juger des dossiers où on sentait que l’artiste aurait appliqué une auto-censure pour que son projet plaise mieux à tel ou tel jury. Par contre, je suis très sensible à la lettre de motivation qui introduit le dossier. C’est quand même à l’artiste de convaincre un jury de la pertinence de son projet, et non le contraire.
Personnellement, je suis plutôt un adepte de l’introduction de bourses au lieu des subventions traditionnelles. Mais qui dit bourse, dit « concurrence ». La politique des bourses a l’avantage d’honorer en premier lieu le processus de la création, par contre, l’argumentaire à fournir au jury doit être beaucoup plus étoffé. Chaque système a ses avantages et ses inconvénients.
Ce qui m’importe beaucoup plus dans ce processus de réflexion, c’est l’idée de regrouper les différentes « cagnottes ». Créer un seul et unique fonds de soutien à la création artistique. Actuellement environ deux millions d’euros sont versés sous forme de subventions et de bourses à l’encontre des artistes et associations, provenant du ministère de la Culture, du Fonds culturel national, de music:LX, du 3CL, de l’Œuvre de secours Grande-Duchesse Charlotte et d’autres instances publiques. La bureaucratie actuelle ne réside pas dans le fait de constituer un dossier bien ficelé, mais plutôt d’envoyer son dossier à trois ou quatre adresses différentes afin d’obtenir les fonds nécessaires pour la réalisation de son projet. Toutefois, ce fonds devra au préalable formuler très clairement les critères de sélection. Par ailleurs, les personnes qui composeront les jurys devront toutes être compétentes dans la discipline artistique pour laquelle elles seront amenées à juger les dossiers.
Dans le contexte des mesures d’économies actuelles du gouvernement, les budgets de beaucoup d’institutions culturelles sont revus à la baisse. Elles doivent couper dix pour cent dans les frais de fonctionnement d’année en année. Vu les frais incompressibles d’un musée par exemple – frais de personnel, frais d’électricité, frais de matériel –, c’est sur le budget artistique qu’on coupe, vous en parliez avant. La ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) a même imaginé, dans une interview au Luxemburger Wort, que, si nécessaire, il serait tout à fait possible que des musées ferment pour quelque temps par année ou réduisent le nombre de salles occupées. Est-ce que ce ne seront pas à nouveau en premier les artistes qui en souffriront?
Fermer temporairement un musée ou réduire des salles d’expositions serait un coup dur pour les institutions. Cela anéantirait d’un seul coup tout le travail accompli durant ces dernières années. Faut-il rappelera qu’en 2015, on célébrera les vingt ans de notre « renaissance culturelle » à Luxembourg, démarrée en 1995 avec Luxembourg, ville européenne de la Culture ! Nous sommes tous conscients que les mesures d’économie, pour justifiées qu’elles soient, nous affectent tous. C’est à nous de trouver les solutions pour éviter de devoir un jour fermer des salles d’expositions ! La majorité des institutions n’ont plus de marge de manœuvre pour réduire leurs frais de fonctionnement, et en coupant dans le budget artistique, elles ne peuvent plus assumer leurs missions. Donc, oui, bien sûr, il faut absolument tout mettre en œuvre pour garantir, directement ou indirectement, la « survie » de nos artistes et éviter les décisions radicales.
Une certaine sélectivité dans les choix des mesures d’économies s’impose. Une analyse préalable par champ artistique est primordiale. Je m’explique. Au Casino Luxembourg, par exemple, réduire le nombre des expositions de trois à deux équivaut à une réduction de 33 pour cent de la programmation artistique, alors que réduire un cycle de concerts à la Philharmonie équivaut à une réduction de cinq pour cent de la programmation artistique. Il faudra donc veiller à ce que les mesures d’économies n’entravent pas la raison d’être – pourtant non négligeable – de certaines institutions aux yeux du public et du monde artistique en général. Par ailleurs, il ne faut pas non plus perdre de vue que le domaine culturel est aussi un facteur économique, au même titre que le cinéma, la recherche ou d’autres domaines. Il y a tout un monde qui gravite autour des activités culturelles et artistiques. Par conséquent, il est fondamental de maintenir l’emploi dans le secteur culturel. Bien sûr on pourra toujours envisager de faire des coupes sombres dans les budgets affectés aux produits annexes (brochures, dépliants, publicités, etc.), mais ce sera au risque de pénaliser d’autres corps de métiers comme les graphistes ou les imprimeurs, par exemple.
Une autre piste à explorer concerne l’augmentation des revenus pour chaque institution. Au Luxembourg, les prix à payer pour assister à un concert à la Philharmonie ou pour visiter une exposition au Mudam sont parmi les moins chers dans la Grande Région, voire en Europe. Depuis 1996, les prix d’entrée des musées à Luxembourg sont restés identiques ! Au Mudam et au Musée national d’histoire et d’art, le prix pour un adulte est de cinq euros. En comparaison, pour visiter la Völklinger Hütte à Sarrebruck il faut débourser dix euros ; quant au Centre Pompidou-Metz, il vient d’augmenter son tarif à douze euros. Pour être en phase avec les prix pratiqués dans d’autres villes et être au plus près de la véritable « valeur du marché », il conviendrait, à mon avis, de fixer le prix d’entrée pour les deux musées précités à sept ou huit euros.
Il est essentiel de bien faire comprendre au public que la gratuité d’un service, d’une activité ou d’un produit n’existe pas. Ce qui vaut pour tous les autres domaines, vaut également pour la culture. Il y a un coût à tout – ne dit-on pas que tout travail mérite salaire ? – et il convient de le contrebalancer d’une manière ou d’une autre. Et nonobstant, une fois par an, les musées invitent gratuitement le public à venir découvrir les expositions permanentes et temporaires dans le cadre de L’Invitation aux musées ! C’est du donnant-donnant.
Bref, tout cela pour dire que toutes ces pistes – mesures d’économie, augmentation des recettes, etc. – doivent être mûrement réfléchies avant d’être mises en application. Elles doivent surtout être élaborées en concertation étroite avec le ministère de la Culture et les conseils d’administration respectifs.