Ben Fayot aura droit à 16,85 euros. Cette taxe de témoin lui revient parce que le député et conseiller communal socialiste, futur représentant du Luxembourg dans la Convention européenne, a été convoqué en tant que témoin par la défense des vingt accusés cités par le Parquet pour violation de l'article 14 la loi du 31 janvier 1948 sur la réglementation aérienne, pour avoir escaladé, le 4 juillet 2000, la clôture entourant la « zone rouge » du Findel. Ben Fayot aura attendu durant trois heures, mardi, dans la salle des pas perdus, devant la porte de le salle 25 du tribunal de Luxembourg avant de pouvoir dire que, s'il était effectivement présent au Findel ce matin-là, il n'était resté qu'une demie-heure, peut-être trois quarts d'heure, puis était reparti avant que la situation ne s'échauffe.
On se rappellera les larmes et les cris de désespoir de ces femmes d'origine algérienne ce 4 juillet à l'aéroport de Findel, puis quelques heures plus tard devant la Chambre des députés. Il s'agissait de la mère et de la ou des soeurs d'Ahmed Messaoud Flidja, qui était rapatrié à 8 heures du matin vers Alger, en passant par Rome. Cette expulsion, la famille en avait été informée la veille au soir par un coup de téléphone de l'homme mis à pied à Schrassig. Inquiet des dangers qu'il encourrait en Algérie, le Collectif réfugiés mobilisa rapidement quelques-uns de ses membres et sympathisants pour une manifestation de solidarité plus ou moins improvisée. « Les gens qui sont venus manifester m'ont fait confiance, » expliqua Agnès Rausch, conseillère d'État, militante pour les droits de l'homme et responsable du service réfugiés auprès de Caritas, citée elle aussi en témoin.
Car Ahmed Messaoud Flidja, elle le connaissait depuis 1995, alors qu'il était déjà au Luxembourg depuis 1993, arrivé avec un visa de touriste pour venir voir sa soeur pour ne plus repartir par la suite. Le refus d'autorisation de séjour et une demande d'asile politique déboutée l'ont vite transformé en « sans-papiers », vivant clandestinement au Luxembourg. « Nous ne contestions pas la décision du ministère de la Justice de refus du statut de réfugié politique, se souvient encore Agnès Rausch. Néanmoins, nous voulions qu'il puisse rester, vu les circonstances. » Car toute la famille Flidja était supposée en danger de mort en Algérie, inscrite sur une sorte de liste noire du FIS islamiste, une recommandation du HCR (Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies) s'opposait même au rapatriement de n'importe quel membre de cette famille.
En plus, l'homme en question était fiancé à une citoyenne française, Zorah Boumédine, avec laquelle il avait un fils, Hicham, âgé d'un an au moment de ce rapatriement, les deux avaient prévu de se marier fin août. Le 29 juin 2000, Zorah Boumédine avait encore écrit au ministre de la Justice : « Son fils et moi avons besoin de lui, je vous en prie, ne nous séparez pas. Je fais appel à votre humanité, monsieur le ministre, la situation de monsieur Flidja est en voie de se régulariser. » Elle ne reçut aucune réponse, et aucun membre de la famille, ni même son avocat n'eurent la possibilité de dire au revoir à l'expulsé, voire même de l'approcher avant son rapatriement. Les coups de téléphone au ministère de la Justice ou à la police judiciaire n'aboutissant pas - il était 7 heures du matin le 4 juillet - la tension monta, « nous nous sentions au pied du mur, » se souvint Agnès Rausch, quelques-uns des manifestants, tous bords politiques confondus, prirent alors l'initiative d'escalader la clôture entourant le tarmac afin d'aller faire un sit-in devant l'avion en partance pour Rome. Or, cette zone est classée « rouge », défense d'y pénétrer pour des raisons de sécurité.
« La question que vous devez tous vous poser, c'est 'pour qui on se prend ?', » s'échauffa cyniquement le président du tribunal, Prosper Klein, argumentant quasi exclusivement à charge : « Qu'est-ce que vous saviez de la situation du citoyen algérien ? » Toujours et encore, ses questions aux accusés - interrogés en ouverture de procès -, ou celles qu'il posa aux témoins tournèrent autour de la situation de l'homme qui allait être expulsé ce matin du 4 juillet 2000. Et on se souviendra alors de l'irritation, non, de l'énervement même du ministre de la Justice, Luc Frieden (PCS), interpellé par Ben Fayot à la tribune de la Chambre des députés l'après-midi même : « Ech sinn aawer entsat, wéi eng Rei Leit an Organisatioune sech hei asetzen, fir eng geféirelech ageschate Persoun, dei sech illegal hei zu Lëtzebuerg ophällt, hei wëllen ze behalen, an, jo, souguer dofir um Flug-hafen, um Findel, agebrach hunn, » rapporte le Chamberbliedchen.
Car Luc Frieden avait pu sortir un scoop à la tribune : selon ses informations, l'homme en question était classé « armé et dangereux » dans le Système d'information Schengen (SIS), note qui aurait été introduite par la police française, le soupçonnant proche des milieux islamistes. Or, le cas échéant, Ahmed Messaoud Flidja aurait été doublement en danger en Algérie, une telle « réputation » risquait de lui procurer de sérieuses difficultés avec les autorités étatiques. Agnès Rausch toutefois conteste cette hypothèse d'une affiliation à des réseaux islamistes pour connaître l'homme depuis 1995 ; elle affirme même que le contraire est le cas, que ce sont les milieux islamistes qui menacent toute la famille. En plus, la législation européenne pose le principe de non-refoulement comme principe suprême si la vie de la personne est en danger dans son pays d'origine.
« Nous critiquons la décision de traduire ces personnes [les manifestants du 4 juillet 2000, ndlr.] en justice, d'autant plus qu'elles n'ont en aucun moment mis en danger la vie d'autrui, et que les autorités de l'aéroport ont renoncé à engager des poursuites contres lesdites personnes, » écrivaient Ben Fayot et la députée verte Renée Wagener dans un communiqué du 5 octobre 2001. Et de continuer : « Nous pensons qu'en tolérant ce genre d'actions une société fait preuve d'une ouverture à l'égard d'un certain esprit critique et contestataire qu'une démocratie digne de ce nom se doit de respecter. Aussi en appelons-nous aux autorités de laisser tomber cette ligne de conduite implacable et de renoncer à poursuivre les manifestant-e-s. » Quelque 200 signataires d'une pétition lancée par le Collectif Findel, regroupant les manifestants cités par le tribunal, demandaient la même chose, craignant un procès avant tout politique, pour statuer un exemple et intimider les manifestants, voire criminaliser ceux qui s'engagent pour les droits de l'homme.
On se rappellera aussi la colère du Premier ministre, Jean-Claude Juncker (PCS), suite à cet incident - c'est à se demander combien il y eut de pression politique sur le parquet pour poursuivre l'accusation des manifestants. S'il accusait lui aussi la violation d'une interdiction d'entrer, il devait être conscient de l'image négative que cette action jetait sur la sécurité du Findel, seule frontière du Luxembourg avec des pays tiers, et donc frontière extérieure de l'espace Schengen. Car si une femme de 78 ans (!) peut escalader la clôture sans grandes difficultés, il y a au moins un problème de perméabilité de cette « frontière ». Devant le tribunal mardi, certains manifestants racontaient avoir eu des remords, s'être posé quelques questions quant à la légalité de cette escalade, mais que le peu d'efforts demandés, le peu de résistance aussi du côté des forces de l'ordre leur avaient fait paraître la chose beaucoup moins grave. Un des trois policiers de service ce jour-là expliqua d'ailleurs qu'il avait bien tenté d'avertir les manifestants, de les retenir par un « halte ! » par-ci et un geste par-là, mais qu'il était arrivé bien trop tard, lorsqu'une vingtaine de personnes étaient déjà sur le tarmac. C'était plus d'un an avant les attentats du 11 septembre 2001, qui ont fait augmenter les mesures de sécurité sur tous les aéroports du monde.
Or, le 4 juillet 2000, toute la manifestation s'est passée dans le calme, sans violence aucune, sauf quelques accrocs verbaux, ce qui est normal dans toute manifestation. L'assistant pastoral Robert Diederich, un des accusés, argumenta : « la résistance non-violente commence lorsque les moyens de dialogue ne prennent plus. Parfois il faut transgresser des lois pour être juste dans sa conscience ». « Ce principe n'est pas contesté, au plus tard depuis Nuremberg, » rétorqua Prosper Klein, mais pour lui, l'homme que les manifestants tentaient de retenir au Luxembourg ne valait pas ces moyens-là. « Vous savez, les bons sentiments ne suffisent pas pour faire une bonne politique ! »
Ce même Prosper Klein qui assurait plusieurs fois que la liberté d'expression ne sût être mise en cause dans ce procès mais revint toujours et encore sur le cas d'Ahmed Messaoud Flidja, qui traita le correspondant du HCR de « n'importe quel employé privé d'une organisation étrangère », parla le premier jour aux témoins de la défense avec un dédain qui interpella plus d'un auditeur dans la salle, se vit sujet d'une procédure de récusation pour partialité, instiguée par la défense dès mercredi. « L'audience a créé chez les requérants la perception et la conviction que le magistrat n'abordait pas le procès dans un esprit d'objectivité et d'impartialité, » écrivent les vingt accusés. Suite à la volonté du président du tribunal de poursuivre, les accusés et leurs avocats quittèrent la salle. Bizarrement, le substitut du procureur, Albert Mangen - celui-là même qui représentait la partie accusatrice -, se montrait nettement plus modéré, plus libéral et plus motivé à rechercher un équilibre entre les aspirations de maintien de l'ordre et de respect des droits de l'homme. Reconnaissant le droit à la désobéissance civile, mais retenant que la matérialité des faits - l'escalade de la clôture - était incontestée, il demanda une amende de principe, dont le montant est laissé aux soins du juge. La suite de l'affaire dépendra donc de l'admissibilité de la requête en récusation, puis de son jugement sur le fond. En principe, la cour donnera son jugement par défaut sur l'affaire du Collectif Findel le 30 janvier.