Souffrir « On nous a volé notre accouchement », les mots de Sarah (le prénom a été modifié) décrivent bien le ressenti de cette mère qui, deux ans après la naissance de son fils, continue de regretter la manière dont les journées avant, pendant et après son accouchement se sont déroulées. À quarante ans et ayant déjà subi une fausse-couche, elle était suivie de près pendant toute sa grossesse, « une surveillance, serrée, très médicalisée, mais à laquelle je n’ai rien à reprocher. » Parce que son gynécologue craint que le bébé soit trop gros, il décide de déclencher l’accouchement une semaine avant le terme. Et c’est là que Sarah voit un tournant dans ce qui lui est arrivé : Deux jours de travail malgré l’introduction d’hormones – ce qui veut dire cinq ou six équipes différentes pour l’encadrer –, un monitoring qui s’emballe parce qu’elle n’est pas placée convenablement et surtout l’intervention « hautaine et arrogante » de l’obstétricien présent – celui qui l’avait suivie n’ayant pas été appelé, alors qu’il était à son cabinet, voisin. « Arrivé en salle d’accouchement, il ne s’est pas présenté et a commencé le toucher, sans rien me demander. Lors du toucher, il a senti les yeux de mon fils, qui se présentait donc par la face » À ce moment tout s’accélère : le médecin clame qu’il « n’a jamais vu ça en 23 ans », demande à sa stagiaire de toucher également (toujours sans demander quoi que ce soit à Sarah) et lance « ça c’est une césarienne », sans autre explication. Au bloc, la péridurale ne fait plus effet et Sarah sent toutes les étapes de la césarienne en « hurlant de douleur », alors que l’anesthésiste affirme qu’elle ne devrait pas avoir mal. Comme si son calvaire n’était pas assez pénible, Sarah sera séparée de son fils (qui à la naissance, affiche un poids tout à fait normal de 3,5 kg) parce qu’il doit être traité pour une jaunisse. Elle souffre en outre d’une infection généralisée, qu’on ne lui détecte qu’après deux jours de douleur et de fièvre. Pendant dix jours, elle restera hospitalisée, ne pouvant pas allaiter à cause des médicaments. « Je n’ai jamais pu rattraper ces premiers jours. Je tenais beaucoup à l’allaitement et j’ai tout fait pour y parvenir, une fois guérie, mais c’était très difficile. »
Après quelques jours, elle a reçu la visite du psychologue de l’hôpital, ce qui lui a permis de « mieux comprendre ce que j’avais vécu ». Le père de l’enfant a aussi pu exprimer son désarroi et son impuissance face à une situation de laquelle il se sentait également exclu et pas informé. En fin de compte, Sarah en reste là et ne porte pas plainte, considérant que c’était « peine perdue ». Avec le recul, elle tire les leçons de ces épreuves et pour elle, il en va d’abord de l’information. « Dans les cours de préparation à l’accouchement, on ne parle pas des césariennes, du déclenchement et des risques de difficultés qui peuvent survenir pendant l’accouchement. On ne parle pas non plus de l’après : retour de couches, rééducation du périnée, difficulté d’allaiter. » Sarah considère aussi que « les femmes devraient s’affirmer comme actrice de leur accouchement, se faire confiance et exiger des informations sur les décisions qui sont prises ».
Définir L’histoire de Sarah n’est pas un cas isolé. Beaucoup de femmes qui accouchent vivent des violences obstétricales notamment parce qu’elles ne sont pas considérées, pas informées et se sentent dépossédée de leur jugement. Ces violences incluent les actes pratiqués sans consentement libre et éclairé, sans utilité médicale avérée, sans prise en charge de la douleur ou, plus généralement, des attitudes blessantes ou dénigrantes. Dans leur travail de fin d’étude de sage-femme au Lycée technique pour professions de santé, Jessica Fernandes et Cheyenne Rodrigues s’intéressent à L’expérience et les conséquences d’un accouchement vaginal traumatique sur la femme. Elles notent « les femmes interrogées (les témoignages recueillis ne concernent que des événements difficiles, ndlr) ont déclaré que le personnel soignant ne respectait pas leur capacité de codécision pendant l’accouchement » Par exemple : « Une mère décrit qu’une épisiotomie a été pratiquée, mais sans aucune information, ni explication. Ce n’est qu’au moment de la suture qu’elle a été informée. » Plus loin, un témoignage : « On m’a fait une péridurale où je pouvais appuyer sur le bouton quand je ressentais une douleur. Comme la douleur ne me dérangeait pas, je n’ai pas poussé, mais c’est la sage-femme qui l’a fait sans me demander. Je n’étais plus maître de mon accouchement. »
« Il n’existe pas de définition unique de ce que sont les violences obstétricales, ce qui rend l’enregistrement systématique difficile », répond la ministre de la Santé Paulette Lenert (LSAP) à une question parlementaire de Nathalie Oberweis (Déi Lénk). Tout juste « les établissements hospitaliers ont mis en place des enquêtes de satisfaction où les patients peuvent exprimer leur vécu » et « ont l’obligation de disposer d’un système de recueil des événements indésirables ». C’est assez maigre. « Après des années de tabou, les femmes parlent plus volontiers de ce vécu. C’est un sujet très actuel qui nous occupe beaucoup », constate Yolande Klein, vice-présidente de l’Association luxembourgeoise des sages-femmes. Elle insiste sur cette notion de vécu : « Les actes pratiqués par les sages-femmes ou par les obstétriciens ne sont pas volontairement violents, mais ils sont ressentis comme tels par certaines femmes parce qu’elles ne sont pas entendues, pas informées, pas prises en considération. » Le gynécologie-obstétricien Jean-Pierre Clees, membre du groupe de travail « Santé de la femme » au sein du Conseil scientifique, va dans le même sens : « L’accouchement est un acte violent par nature. Cette violence est d’autant plus ressentie que des actes surviennent auxquels les femmes ne sont pas préparées ». Il cite par exemple épisiotomie, césarienne, manœuvre de Kristeller (une pression manuelle sur le fond utérin), forceps, ventouse : « Des éléments obstétricaux qui peuvent survenir en urgence pour aider le bébé ou la maman ». Il plaide pour « améliorer le dialogue entre les médecins et leurs patientes pour toujours expliquer pourquoi on fait ou ne fait pas certains gestes : même en situation d’urgence, il faut prendre deux minutes pour expliquer. »
Couper Puisque les statistiques font défaut, il faut se pencher sur le registre périnatal qui recense des chiffres éclairants sur certaines pratiques. Ainsi, le taux d’accouchements avec épisiotomie (incision pratiquée dans le bas du vagin pour en augmenter l’ouverture), cause importante de violence obstétricale a connu une baisse sensible, passant de 36 pour cent en 2010 à 22,5 pour cent en 2016 (derniers chiffres disponibles, le prochain rapport triennal est en cours de préparation). En comparaison, en France, le taux d’épisiotomie a diminué de 27 pour en 2010 à vingt pour cent en 2016. Sur l’ensemble de l’Europe, on constate une disparité importante allant de cinq pour cent de recours à l’épisiotomie au Danemark à 75 pour cent à Chypre. « Au début de ma pratique, il y a plus de trente ans, on recommandait de réaliser une épisiotomie pour toutes les premières naissances », note Jean-Pierre Clees qui estime ne plus en pratiquer « que dix pour cent ».
Globalement, le taux d’accouchements « médicalisés », c’est-à-dire par voie basse avec forceps ou ventouse ou par césarienne ne cesse d’augmenter. L’augmentation de l’obésité (qui réduit les chances d’accouchement naturel) et la croissance de l’âge des mères (qui augmente les risques de complications) expliquent cette tendance. En y a dix ans, le nombre d’accouchements par voie basse instrumentalisés est passé de 9,8 à 11,4 pour cent et les césariennes ont également augmenté de 30,8 à 32 pour cent selon le rapport 2014-2016. Les taux de césarienne atteignent plus de quarante pour cent dans certains pays (Hongrie, Pologne, Roumanie), mais sont de moins de vingt pour cent dans d’autres (Belgique, Finlande, Pays-Bas). Au Luxembourg, la moitié des césariennes sont dites « primaires », ce qui veut dire qu’elles ont lieu avant un début du travail. Il peut s’agir des césariennes programmées au préalable par le gynécologue ou non programmée, c’est-à-dire d’urgence. C’est là aussi, une question de formation et de pratique de la part des médecins : Le fait que le bébé se présente par le siège (et non la tête), n’est plus considéré comme une indication de césarienne d’après les recommandations nationales. Mais seulement 32 des 977 bébés nés vivant en siège par une grossesse simple (entre 2014 et 2016) sont nés par voie basse. « Certains médecins n’ont tout simplement pas appris à le faire ou ne sont pas assez souvent face à la situation pour oser s’affranchir de la césarienne », explique le gynécologue.
Il faut dire que l’obstétrique est le domaine médical qui comptabilise le plus de plaintes et de recours en justice : malformation, détresse respiratoire, handicap, décès sont les causes qui peuvent conduire des parents à entamer une procédure qui vise d’abord les médecins. « En cas de problème, nous devons justifier d’avoir tout tenté. Ne pas avoir fait de césarienne peut être considéré comme une faute », détaille le gynécologue. « La protection médico-légale et les préoccupations relatives à la responsabilité pour faute médicale est un facteur contributif à la hausse du taux de césariennes qui sont parfois considérées comme une couverture en cas de poursuites éventuelles à l’encontre du médecin » ajoute le Conseil scientifique dans un rapport de mars 2021 sur les indications pour l’usage des césariennes programmées. « L’issue d’une tentative d’accouchement par voie basse étant toujours incertaine et pour se couvrir sur le plan médico-légal, les obstétriciens préfèrent dans certaines situations faire une césarienne prophylactique. » Les femmes sont parfois elles-mêmes demandeuse d’une césarienne pour des « convenances personnelles » (qui leur semble le plus sûr et esthétique, et le moins douloureux), aussi « il est fondamental d’informer la patiente de la balance bénéfices/risques de la césarienne programmée », note le docteur Clees.
Au rayon de la médicalisation, on ajoute que plus d’un quart des accouchements (26,3 pour cent) sont provoqués par déclenchement. Parmi ceux-ci, 22,6 pour cent finissent, comme ce fut le cas de Sarah, en césarienne. En règle générale, les déclenchements hormonaux entraînent des contractions plus violentes qui rendent la péridurale indispensable. La perte de sensibilité peut induire des difficultés pour expulser le bébé, d’où le recours au forceps ou à la ventouse. Un cercle vicieux, donc. « Le déclenchement peut-être médicalement recommandé, en cas de perte de liquide amniotique sans travail par exemple », explique le gynécologue. Mais les déclenchements « de confort » restent demandés, y compris par les femmes elles-mêmes qui veulent par exemple accoucher avec leur médecin avant qu’il ne parte en vacances ou qui « en ont marre de leur grossesse ». Des facteurs liés aux contraintes de l’organisation des soins, voire à la disponibilité ou à la convenance des praticiens, et des éléments propres au système de planification des hôpitaux sont cités par le Conseil scientifique.
Suivre Au Luxembourg, le suivi de la grossesse est essentiellement assuré par les gynécologues. « Les examens médicaux systématiques permettent de ne rien oublier et d’anticiper les problème », justifie Jean-Pierre Clees qui salue la relation de confiance à long terme qui s’instaure au fil des mois entre la patiente et son médecin « qui n’aura qu’un rôle très passif si tout se passe bien ». En revanche, seule une consultation de sage-femme pendant la grossesse est remboursée par la Caisse nationale de santé (et une après l’accouchement), « alors qu’assurer un suivi personnalisé, avec des informations suffisantes sur le processus de naissance, réduit le risque d’une expérience négative de la naissance », note la vice-présidente de l’association des sages-femmes. « Il faudrait pouvoir mettre en place un petit groupe de personnes qui suivent la future mère pour que celles qui seront présentes au moment de l’accouchement soient au courant des craintes et des souhaits de la patiente », ajoute Yvonne Klein. C’est d’autant plus important que la plupart des accouchements sont longs et que les parturientes voient défiler plusieurs équipes au fur et à mesure des prises de postes.
Si elle est difficile à quantifier, la question des violences obstétricales fait désormais partie des réflexions des associations de médecins, de sages-femmes et de la direction des maternités. Le personnel est sensibilisé à ces problématiques, mais elles ne sont encore que peu thématisées dans leur formation. « Il faut informer mieux les médecins des différents moments ou actes qui peuvent être vécus de manière traumatisante », estime Jean-Pierre Clees. « Nous n’avons jamais eu de cours sur ce sujet », nuancent les futures sages-femmes Jessica Fernandes et Cheyenne Rodrigues qui proposent en conclusion de leur travail de mettre en place « un questionnaire qui traite spécifiquement de l’expérience traumatique de la naissance, qui puisse être complété dans la période postnatale pour permettre une prise en charge et une meilleure connaissance des problèmes. »