C’est tout seul que, début février, Franz Fayot (LSAP) a emménagé dans la forteresse du Boulevard Royal. Aux postes-clefs du ministère de l’Économie qu’il allait diriger, il n’a placé aucune personne de confiance. Fayot ne touchera ni à l’organigramme ni à la large autonomie des hauts fonctionnaires en place. Le chargé de la DG Industrie, Patrick Nickels (un ancien candidat du DP), a ainsi gardé le « lead » sur le dossier Fage, dont il s’était toujours affiché un promoteur passionné. « Il faut que quelqu’un, qui n’est pas de mauvaise foi, m’explique pourquoi ce projet ne serait pas durable », avait-il déclaré au Land en janvier 2018. « Je connaissais et j’appréciais les fonctionnaires du ministère avec lesquels j’avais beaucoup à faire en tant que président de la commission de l’Économie à la Chambre ; je reste convaincu que je peux mener une autre politique économique avec ces personnes », dit Franz Fayot au Land.
Ce refus ou cette incapacité de s’entourer de nouveaux fonctionnaires politiques (le pays ne connaît pas de « longue tradition de cabinets politiques à la française », rappelle-t-il) peut être interprété comme un acte de confiance ou d’abandon. Car Fayot avait clairement affiché ses ambitions de renouveau, disant considérer le ministère de l’Économie, pourtant marqué par une ethos étroitement business-friendly, comme un « Gestaltungsministerium ». Dès janvier, il annonçait une réorientation de la politique économique, expliquant vouloir donner la priorité à la protection du climat et de la biodiversité ainsi qu’à « la qualité de vie ». Sur RTL-Radio, il dissertait sur « le mal au ventre » que provoquerait chez beaucoup la croissance rapide qu’avait connue le pays. Le dossier Fage, disait-il alors, soulèverait la question de ce qui était encore « supportable » (« zoumuttbar »). En février, dans les jours qui suivaient sa nomination, il disait son admiration pour Greta Thunberg et estimait que « les gens s’interrogent sur la prospérité et la croissance ».
La semaine dernière, dans l’émission « Kloertext » sur RTL-Télé, Franz Fayot avait la mine maussade. Interrogé sur le nébuleux « Nohaltegkeets-Check », dont les critères et la pondération restent à définir, il se sentait contraint de rappeler que, « fondamentalement, la politique économique se fait au ministère de l’Économie, et cela restera ainsi à l’avenir. » Alors qu’il avait jusque-là tenté le grand écart entre Fédération des industriels et Mouvement écologique, le ministre se voyait poussé dans le rôle de défenseur du projet Fage. « J’ai toujours trouvé la situation cocasse, avoue-t-il au Land. J’ai hérité du projet Fage sur lequel je n’avais en fait eu aucune influence. La décision politique avait été prise longtemps avant mon temps [au ministère]. Je n’avais pas à avoir d’opinion dessus, le dossier étant en cours. »
L’encombrant héritage d’Etienne Schneider – dont Fage est devenu le symbole – Fayot ne pouvait ni le refuser ni le revendiquer. Dans ses interventions, le nouveau ministre a toujours soigneusement évité de se distancer de son prédécesseur. Probablement par un mélange de bienséance politique et de gratitude personnelle. Car Franz Fayot, qui n’avait pas été directement réélu au Parlement en 2018, n’a pas oublié qu’il doit son second mandat de député et sa nouvelle carrière ministérielle à l’ancien homme providentiel du LSAP.
À l’annulation des Filippou, Fayot aurait pu donner un « spin » positif, par exemple en s’engageant à rechercher, pour les quinze hectares récupérés sans frais, de nouveaux projets phares illustrant le potentiel de cette « économie durable » dont il se veut le héraut. Mais sur le plateau de télé, le ministre apparaissait étrangement défaitiste quand il lâchait que « cette industrie ‘smart’, totalement conforme à Rifkin, je serais content si quelqu’un pouvait une fois me la définir vraiment ». Vis-à-vis du Land, Fayot estime que le processus Rifkin, sans être obsolète, se serait « un peu essoufflé » et aurait besoin d’une « nouvelle impulsion ». Au sein de son ministère, on plancherait justement sur les « lessons learned » lors de la crise sanitaire, parmi lesquelles il cite le besoin d’une « réindustrialisation » et le « Green New Deal comme instrument de relance ».
En forçant le trait, Franz Fayot apparaît comme le négatif d’Etienne Schneider : le cérébral contre l’impulsif, le timide contre le beau-parleur, l’idéaliste contre le cynique. Schneider avait ébloui par des annonces bling-bling et s’était imposé par une politique des faits accomplis. Or, son aura de visionnaire pourvu d’un sens des affaires aigu aura mal résisté au test du temps. Son bilan ministériel est alourdi par une série de débâcles, dont l’ampleur ne se révèle que peu à peu. Hâtivement expédié avant les dernières élections législatives, le projet du satellite Naos (rebaptisé Luxeosys) finira par coûter 139 millions d’euros de plus que ce que le ministre avait initialement déclaré au Parlement. L’absorption par la Poste de l’opérateur télécom Join a fini par faire perdre 120 millions d’euros à l’établissement public, dont Schneider avait la tutelle. En comparaison, les douze millions d’euros grillés dans l’aventure Planetary Resources apparaissent comme de la petite monnaie. (Par contre la pandémie aura fini par valider, a posteriori, les niches jadis lancées par Jeannot Krecké, à savoir la logistique et la biomédecine.)
Pour le LSAP, le ministère de l’Économie a toujours été un prix de consolation, le ministère des Finances restant le domaine exclusif du CSV et de ses futurs Premiers ministres. (En 2013, Etienne Schneider aurait pu revendiquer ce poste, le DP ayant eu du mal à trouver un volontaire, mais il préféra s’abstenir.) Aux sociaux-démocrates ambitieux, le ministère offrait l’occasion de se profiler en entrepreneurs politiques, des « Macher » visionnaires et viriles, tout en ouvrant la porte vers une reconversion ultérieure dans le privé. Fayot semblait avoir pris le chemin inverse : il se gauchisait. Après avoir quitté en 2015 l’étude Elvinger, Hoss & Prussen, symbole de l’establishment luxembourgeois, ses critiques les plus acerbes visaient le milieu socio-professionnel duquel il était issu. L’avocat d’affaires fustigeait la « monégasquisation du Luxembourg » et « la pression des milieux d’affaires régnants ».
Dans le sillage de Piketty, il avait lancé dès 2015 une discussion sur la « justice fiscale », qui, peu à peu, a trouvé son chemin vers le mainstream politique. En technicien du pouvoir, le ministre du Travail, Dan Kersch (LSAP), tente aujourd’hui de convertir cette pression en capital politique, quitte à enterrer provisoirement le débat. La semaine dernière, dans une interview au Wort, il proposait un quid pro quo au DP : Durant cette législature, il n’y aura pas d’introduction d’un impôt sur la fortune, et encore moins sur l’héritage en ligne directe. En contrepartie, une hausse de la TVA et des coupes dans les dépenses sociales seraient également à considérer comme taboues. Dissuasion fiscale pour qu’au final, rien ne change. Kersch, qui aime à se poser en « partenaire [de coalition] fiable », sait que son parti incarne la politique du moindre mal. Plutôt que de promettre un « avec nous, ce sera mieux », il assure à ses électeurs que « sans nous, ce serait pire ».
Par moments, Fayot se laisse encore aller à des rêveries. En mai, il expliquait aux lecteurs du Merkur, le périodique de la Chambre de Commerce, qu’il était convaincu que le Covid-19 remettrait « plus que jamais le socialisme à l’ordre du jour ». Mais, en général, l’accession au poste de ministre aura calmé ses ardeurs. En 2019, alors qu’il venait de se faire élire à la présidence du LSAP, il entamait une tournée des sections locales pour y exhiber sa proximité avec les militants de base et se défaire de son image de Stater notable. En 2020, nouvelle tournée, nouveau public. Fayot enchaîne les visites d’entreprises pour monter aux patrons qu’il est à l’écoute de leurs doléances. Il a cumulé une vingtaine de visites, de la brasserie Bofferding à la blanchisserie Dussmann, posant avec les managers, à deux mètres de distance, le visage masqué.
Malgré cette offensive de charme, ce fut l’ex-communiste Kersch qui, durant le grand confinement, se révélait comme l’homme de la situation, éclipsant le newcomer Fayot, qui paraissait hésitant et nerveux. Ce fut Kersch qui réussit à nationaliser les salaires de quelque 15 000 entreprises, et à débloquer en un temps record des centaines de millions d’euros auprès du ministère des Finances. Son style politique, tranchant et direct, s’avéra très efficace par temps de crise, et sa capacité à forger des compromis impressionna jusqu’aux fonctionnaires patronaux. (Il aura suffi d’un « post » Facebook pourfendant les riches indépendants roulant en Ferrari pour que Kersch auto-sabote cette image et se transforme, aux yeux des médias, en lutteur de classe rétrograde.)
Après avoir coulé sous la première vague de la pandémie, les grandes ambitions de Fayot se voient aujourd’hui confrontées aux logiques implacables du Sachzwang auxquelles viennent s’ajouter une récession historique dont ont ne mesure toujours pas l’ampleur. Certains camarades de parti ne cachent pas une certaine satisfaction de voir celui qu’ils considèrent comme un « intellectuel », avec tout ce que ce terme transporte comme connotation péjorative au sein du LSAP, forcé de nager dans les eaux glacées de la Realpolitik. C’est qu’au Luxembourg, la politique économique relève d’abord de la représentation extérieure. Fayot est condamné à vendre la marque « Luxembourg Incorporated » (pour reprendre la formule de Krecké). La pandémie lui a jusqu’ici épargné les missions économiques et leur succession d’allocutions officielles et de cocktails dans des tristes salles de réunion. Alors que les plans sociaux s’accumulent, Fayot s’apprête à endosser le costume de commis-voyageur chez le grand capital. « Cela fait partie du job et je n’y échapperai pas ; j’en ai toujours été conscient, dit-il. Mais la prospection économique en ligne avec notre politique de diversification, ce n’est pas une honte non plus. » Avant d’entrer au gouvernement, Fayot aimait critiquer cette « succession de ministres socialistes à l’Économie » qui aurait imprimé « une image trop libérale » au parti. Craint-il se faire rattraper par l’image de « Genosse der Bosse » qui avait fini par coller à la peau de ses prédécesseurs socialistes ? « Je dois négocier avec les CEO et actionnaires, c’est ainsi. Mais cela ne veut pas dire que je vais passer mes vacances avec eux. » ●