La place financière et ses réseaux coloniaux constitueraient « ein lohnendes und wichtiges Forschungsobjekt », écrit l’historien Yves Schmitz dans la conclusion de « Luxemburg war nie eine Kolonialmacht ». La complicité des banques dans l’exploitation des colonies restait le grand angle mort de ce livre récipiendaire du Buchpräiss 2024. Voici que l’anthropologue américain Samuel Weeks publie « Financing white rule : How Luxembourg became a banker for the Belgian Congo and Apartheid South Africa ». Paru dans la revue spécialisée Finance & Society (Cambridge University Press), cet article de 17 pages entend « attirer l’attention aux origines (néo)-coloniales » de la place financière.
Le jeune professeur associé à l’Université Thomas Jefferson (Philadelphie) connaît bien le Luxembourg. Pour préparer sa thèse de doctorat, il y a passé l’année 2015-2016 à « faire du terrain », menant « 80-plus semi-structured discussions » avec des banquiers, avocats, auditeurs et hauts fonctionnaires. Assez de matériel pour une thèse, suivie d’une série d’articles : « An anthropologist goes offshore » ; « Confessing to priests and bankers in Luxembourg » ; « How Luxembourg came to be asset manager’s ‘plumber’ of choice ». Dans sa dernière publication, Weeks analyse le « (neo)colonialism in colony-less Luxembourg ». Sa conclusion: « From the 1950s until the early 1980s, two generations of bankers would mobilize the systems of high finance on offer in Luxembourg in the service of the Belgian Congo and Apartheid South Africa, two of the most brutal and racist regimes in history. »
Selon Weeks, les banques luxembourgeoises auraient été des « hidden helpers » du colonialisme. Leurs activités auraient été « implicitly guided by notions of white supremacy as well as by their networks with regime and business insiders in these (neo)colonial jurisdictions. » L’anthropologue évoque les « risques réputationnels » liés à ce genre d’affaires, nécessitant « discrétion », « créativité » et « expertise » : « In the case of the Belgian Congo, subsidiaries in Luxembourg served as a ‘laundromat’ of sorts, receiving money from Belgian operations in the Congo and ‘washing’ it into global financial markets, free of any trace of its colonial origin ». Alors que le Groupe Bruxelles Lambert et la Société générale de Belgique dominaient ce business durant l’entre-deux-guerres, c’est un newcomer flamand, qui gagne du terrain à partir de 1945 : La Kredietbank. En 1960, elle compte des sièges d’exploitation à Léopoldville (Kinshasa), Élisabethville (Lubumbashi), et Stanleyville (Kisangani).
La Kredietbank sera également un acteur de premier plan dans le financement du régime de l’apartheid. Les liaisons entre les milieux bancaires belgo-luxembourgeois et les cénacles politico-militaires à Pretoria se cristallisent dans le personnage d’André Vlerick, principal actionnaire de la Kredietbank et lobbyiste pro-apartheid, dont le nationalisme flamand se doublait d’une admiration pour l’idéologie afrikaner. Pour ses développements sur l’Afrique du Sud, Weeks se réfère en grande partie à Apartheid, Guns and Money, publié en 2017 par le chercheur et activiste Hennie van Vuuren. Selon les estimations de Weeks, Kredietbank Luxembourg (KBL) aurait prêté 625 millions de dollars à des entreprises d’État et au gouvernement sud-africains entre 1967 et 1975, soit « approximately 13% of KBL’s entire portfolio of corporate loans over the previous 15 years ». Quoique (politiquement) risquées, ces opérations s’avéraient très lucratives : « To KBL, these South African borrowers became the goose that kept laying the golden eggs, literally. […] The country’s pariah status internationally in the 1970s and 80s meant that KBL could charge certain of its South African clients a 25-30% premium for the bank’s services », écrit Weeks en se référant à Hennie van Vuuren. Il en reprend également une autre accusation : La KBL aurait aidé l’industrie d’armes sud-africaine à contourner l’embargo onusien, grâce à une multitude de sociétés-écrans (d’Land du 11 mai 2018). Fin 2018, KBC et KBL démentaient que leurs entités historiques aient endossé un tel rôle, « for as much as they know or, for that matter, are capable of knowing many years thereafter », notait le ministère de l’Économie luxembourgeois.
« Only a few voices in Luxembourg today speak of the Grand Duchy’s active participation in the colonization of the Congo », écrit Samuel Weeks. Une affirmation qui, heureusement, s’avère inexacte. Que ce soit le Nationalmusée, le C2DH, Richtung 22 ou des organisations afro-descendantes comme Finkapé et Lëtz Rise Up, de nombreux acteurs se sont emparés du sujet ces dernières années. Il y a plus de quarante ans déjà, les liens entre la place bancaire et le régime de Pretoria étaient régulièrement traités dans le Land. En 1983, on y lisait que, durant les trois années précédentes, « la Banque générale et la Banque internationale ont accordé des crédits à l’Afrique du Sud d’une hauteur de 234 millions de dollars. » Dès décembre 1980, Mario Hirsch critiquait qu’« au fur et à mesure que la pression exercée contre les banques belges prenait de l’ampleur, celles-ci chargeaient leurs filiales luxembourgeoises de ces dossiers délicats, estimant avec raison que l’opinion publique luxembourgeoise était moins sourcilleuse. »