En bas, les démineurs de Soparfis prient qu’aucune des centaines de coquilles vides auxquelles ils ont prêté leur adresse et leur nom ne leur explosera à la figure. Au milieu, les avocats et anciens des Big Four cumulent les mandats dans les fonds d’investissements, grâce aux stagiaires qui préparent les réunions. En haut, les « vieux sages » semi-retraités se partagent les postes les plus prestigieux dans les CA des grands groupes financiers et industriels. Dans l’« écosystème » de la place financière, l’activité d’administrateur indépendant (certifié résident luxembourgeois) est devenue un boulot à plein temps, une carrière en elle-même. Le mot d’ordre de la « bonne gouvernance » combiné à la recherche désespérée de substance économique l’auront rendu possible.
Le secteur de la structuration internationale, le « cinquième pilier » de la place financière, est une contrée obscure. Il n’en existe pas de cartographie précise, et même le nombre de holdings enregistrées au Luxembourg fait débat. En 1985, le Luxembourg en comptait environ 6 100, trente ans plus tard, leur nombre s’est multiplié par un facteur variant entre six et huit. Selon le cabinet d’audit Deloitte, le Luxembourg héberge 45 000 sociétés de participations financières (Soparfi), tandis que le Statec en a recensé 32 500 (mais, indique-t-on, « nous en identifions toujours de nouvelles »). Ces structures ultra-light, combien de points de pourcentage contribuent-elles au PIB ? Selon la comptabilité nationale du Statec : 172 millions en valeur ajoutée, soit 0,4 pour cent du PIB, soit des miettes. Curieusement, le Statec applique d’ores et déjà le critère de la substance économique, n’incluant que les salaires des personnes directement employées. Aux yeux de la comptabilité nationale, une centaine de holdings, par lesquelles transitent des milliards d’euros, peut peser moins que le kebab du coin. Or, ce n’est qu’une image fragmentaire. Car autour des holdings plus ou moins vides tournent une multitude de satellites : avocats, auditeurs, experts comptables. L’association des domiciliataires Limsa estime que tout le secteur des « trust and corporate services » créerait 400 millions en valeur ajoutée (soit 0,9 pour cent du PIB luxembourgeois).
L’avocat d’affaires René Faltz est considéré comme le grand maître des domiciliations dont les apprentis ont imité et disséminé les pratiques. Lui même estime avoir créé « environ 2 000 sociétés, dont une douzaine de banques et de nombreuses off-shore ». Son nom apparaît à 24 reprises dans des sociétés du registre du commerce panaméen. Cette présence dans les CA aurait été une mesure de précaution :« Au début, nous ne connaissions pas les Panaméens. On avait peur qu’ils s’accaparent l’argent. Il y avait une certaine méfiance, n’oubliez pas que c’était à l’époque Noriega. »
Le site du barreau énumère 57 avocats qui indiquent la domiciliation parmi leurs spécialisations. Or au sein de la corporation des avocats, le business des domiciliations est largement (dé)considéré – et ceci jusque dans les milieux des avocats d’affaires – comme une activité peu honorable. Pour toute la gamme de services – domiciliation, comptabilité, postes d’administrateurs – comptez quelque 10 000 euros par an. Chaque société doit compter au minimum trois membres dans son CA et, pour minimiser les coûts, les sociétés boîte aux lettres n’y mettent normalement pas un de plus : souvent, on y retrouve donc le domiciliataire et deux de ses employés. L’encéphalogramme de ces micro-entités financières est plat et le cumul de centaines de postes d’administrateurs pas inhabituel.
Les Soparfi ne sont régulées par aucune instance luxembourgeoise, or elles commencent à apparaître sur les radars des administrations fiscales étrangères. En théorie, il suffit que le CA se réunisse au Grand-Duché pour que la société soit considérée comme résidente fiscale. C’est ce que, dans le jargon fiscaliste, on nomme le critère de la « direction effective ». Les passants seraient stupéfaits d’apprendre l’identité des industriels, oligarques et financiers qui, régulièrement, sont forcés de faire escale dans les hôtels de la capitale. Car en cas d’absentéisme, une autorité fiscale étrangère aura vite contesté la résidence, voire l’existence même de la société luxembourgeoise. La délicate structure fiscale sera alors assimilée à un vulgaire abus de droit. Nommer des Luxembourgeois dans les CA peut donc être une des stratégies pour cimenter la fiction nommée « substance économique » et étayer la plausibilité de l’alibi fiscal.
S’improviser Madame ou Monsieur Substance, ce n’est pas seulement une manière de se faire de l’argent facile, c’est également endosser la responsabilité civile et pénale pour les agissements de « son » holding. Car l’administrateur est pleinement et personnellement responsable. Le risque est réel de se retrouver dépassé, réduit en conseiller de pacotille apposant sa signature sous des bilans qu’on ne comprend qu’approximativement. Le Luxembourg n’étant qu’un « conduit country » dans un vaste réseau d’optimisation fiscale, il n’est pas évident de dépasser une vue fragmentaire et de saisir les dessous d’une stratégie souvent définie ailleurs. En 2010, le gourou des administrateurs indépendants, fondateur de The director’s office et de l’Institut luxembourgeois des administrateurs Patrick Zurstrassen évoquait dans une interview accordée à Paperjam « la bonne douzaine d’administrateurs luxembourgeois qui sont assignés devant la justice, parfois pour des sommes importantes pouvant dépasser le niveau de leur patrimoine ». La faute incomberait à une perception trop « cérémoniale » de la fonction et à l’insouciance des administrateurs : « On acceptait les mandats pour faire plaisir et on ne se posait pas toutes les questions. Et si on se sentait mal à l’aise, on prenait quelques jours de congé plutôt que de démissionner. » Les administrateurs de grands groupes sont couverts par une assurance maison, d’autres préfèrent en outre se doter d’une assurance personnelle supplémentaire.
Les temps ont changé. « Nous faisons toujours beaucoup de domiciliations, mais c’est devenu moins efficace, plus lent, plus embêtant », se plaint René Faltz. Les nuages s’accumulent à l’horizon, le marché se consolide et sur les 340 acteurs locaux, de nombreuses petites fiducies et cabinets de domiciliation auront du mal à s’acclimater. Resteront les grands joueurs certifiés PSF – dont Alter Domus qui domicilie 1 600 holdings –, ainsi que les « centres d’affaires » offrant un pied-à-terre aux entreprises en mal de substance ; réception, secrétariat, connexion Internet, nettoyage et événements de réseautage à la clef.
Face aux pressions internationales, miser sur les Soparfi n’est donc pas exactement un choix d’avenir. Aujourd’hui, les mandats les plus intéressants et lucratifs se trouvent auprès des 3 894 organismes de placement collectif domiciliés au Luxembourg. Mais ils restent difficilement accessibles aux généralistes qui se noient dans les complexités financières et juridiques. Quant aux Big Four et cabinets d’avocats anglo-saxons (comme Linklaters ou Allen & Overy), leurs règlements internes interdisent aux associés de se faire nommer dans les CA pour ainsi écarter tout risque de conflit d’intérêts. Les mandats d’administrateurs indépendants sont donc majoritairement accaparés par une poignée d’acteurs, dont les associés de grands cabinets d’avocats autochtones (Arendt & Medernach et Elvinger, Hoss & Prussen en tête) qui ont la taille nécessaire pour un traitement industriel des dossier et la délégation d’une partie des fastidieux travaux préparatoires. Les one-man-shows ne feront plus l’affaire ; de nombreux administrateurs indépendants actifs dans l’industrie des fonds se sont ainsi alliés pour réaliser des économies d’échelle. Ce sont des machines à sous. Ainsi Mebs Luxembourg regroupe 25 « resident independent administrators » qui, d’après le site Internet, pourront « back your Luxembourg substance » tandis que The director’s office (TDO) regroupe seize administrateurs – tous des hommes et tous des transfuges des Big Four et des banques. D’après Martin Vogel, CEO de TDO, les associés, qui travaillent chacun pour son propre compte, occuperaient au total 250 mandats dans l’industrie des fonds. Ils peuvent s’appuyer sur tout un back office de comptables, juristes, informaticiens et secrétaires.
C’est une situation gagnant-gagnant : les bonzes de la place financière fidélisent leurs clients, tandis que les gérants des fonds cooptent un capital d’ancrage et de bonnes entrées auprès des régulateurs et fonctionnaires luxembourgeois. Une société spécialisée dans la location d’administrateurs se promeut ainsi sur son site comme guide « through the arcana of finance ,made in Luxembourg’ ». Longtemps, les promoteurs de fonds envoyaient aux réunions du CA leurs propres employés, de préférence des subalternes béni-oui-oui. Ce sera le scandale des fonds luxembourgeois de Bernard Madoff qui imposera le maître-mot « bonne gouvernance » et créera une demande accrue en administrateurs indépendants, libres de veiller aux intérêts des actionnaires. Fin 2014, PWC publiait une étude dans laquelle elle constate que la tendance de nommer des indépendants « has accelerated notably » : en 2012 la moitié des CA de fonds Ucits en avaient nommé, aujourd’hui les trois-quarts le font. Selon l’étude, les administrateurs toucheraient la plupart du temps plus de 10 000 euros en indemnités pour cinq à sept réunions par an, qui durent chacune entre deux et quatre heures. La CSSF joue le rôle de gate-keeper pour les futurs administrateurs de fonds et de banques qui doivent montrer patte blanche, déposer leur casier judiciaire et un CV détaillant leurs qualifications. Le critère principal retenu par la CSSF est le temps disponible, et les candidats sont priés de remettre une fiche horaire précisant combien de journées par an ils consacrent aux CA des sociétés dont ils sont déjà mandataires. D’après une règle non-écrite, la CSSF se montrerait réticente à donner son accord au-delà du trentième mandat.
À l’inverse de la Suisse, le Luxembourg s’est toujours refusé à introduire des critères de résidence ou de nationalité pour les conseils de sa place bancaire. « Les banques luxembourgeoises étaient en grande partie des filiales, dit François Pauly, président de la Bil. Les maisons-mères envoyaient donc leurs représentants aux CA en y intégrant un ou deux Luxembourgeois pour la composante locale ». La circulaire 12/552, publiée fin 2012 par la CSSF, précisa que le CA ne « peut pas compter parmi ses membres une majorité de personnes qui assument un rôle exécutif au sein de l’établissement ». Le régulateur recommanda également aux grands établissements de nommer l’un ou l’autre administrateur indépendant et de se doter d’un comité des risques, d’audit, de la déontologie, de la rémunération, etc.
Le cumul de mandats pourrait prochainement être endigué, du moins pour les conseillers de banques systémiques. Le projet de loi 6660, qui transpose la directive européenne CRD IV, note dans ses commentaires que « souvent les membres d’organes de direction [...] cumulaient un trop grand nombre de fonctions » et ne disposaient donc « pas du temps nécessaire à l’exercice de leur mission de supervision ». Cela, on aurait pu le constater « lors de la crise financière 2007-2008 ». Pour une vingtaine de banques « significatives » (on ne sait pas encore lesquelles) de nouveaux seuils seront fixés : leurs administrateurs pourront siéger dans les CA de quatre groupes maximum. Les administrateurs grincent des dents : abandonner leurs mandats pour continuer à siéger dans une banque « significative » ? Or, en fin de compte, la limitation pourrait également renforcer leur pouvoir de négociation et mener à une solide augmentation des tantièmes (voir aussi page 8). Bizarrement, le projet de loi exempte les représentants de l’État de cette disposition limitative, un traitement de faveur que le projet de loi omet soigneusement de jusitifier.
Pour les syndicats, qui depuis 1974, ont droit à un tiers des mandats dans les entreprises comptant plus de mille salariés (la petite Aleba totalise ainsi une quinzaine d’administrateurs), le modèle de la cogestion permet de renflouer les caisses. (Pour un siège dans une banque, comptez environ 25 000 euros en tantièmes.) Dans un entretien candide avec Laurent Moyse reproduit dans Les artisans de l’industrie financière, Gaston Schwertzer décrivait comment la loi était subvertie dans les CA. Évoquant la Bil des années 1980 sous la présidence du milliardaire belge Albert Frère (qui de l’Arbed à la Bil, en passant par CLT, SES et Cegedel était incontournable) Schwertzer explique : « Albert Frère estimait que la forte présence de délégués du personnel au sein du conseil [...] pouvait se révéler délicate lors du traitement de certaines affaires confidentielles. Pour remédier à ce problème, le groupe Frère/Bruxelles-Lambert a agi en vue de ,court-circuiter’ le conseil par la création d’un organe appelé ,comité de liaison’ [...] plus restreint et ne comportant pas de délégué du personnel. J’ai connu une situation un peu analogue chez RTL Group, où les délégués du personnel siégeaient à l’ancienne CLT. »
Dans son avis sur le projet de loi 6660, la Chambre de commerce avance prudemment que « la question du cumul des mandats est une question délicate, surtout pour un petit pays ». Le pool d’administrateurs potentiels serait-il trop petit ? L’Institut luxembourgeois des administrateurs (Ila) célébrera ses dix ans à la mi-juin. Les anciens managing partners de Ernst & Young et de PWC Raymond Schadeck et Marie-Jeanne Chèvremont, deux des porte-paroles de l’Ila, mettent en avant le doublement des membres en l’espace de quelques années (l’Ila compte désormais près de 950 membres) et l’offre en formations et certifications. Le secteur, disent-ils, serait en train de se professionnaliser. Même si l’âge moyen reste relativement élevé, administrateur est devenu un choix de carrière, et non seulement un arrangement de fin de carrière. Mais à parcourir LinkedIn ou le Paperjam Business Guide, on est saisi par le contraste entre ceux qui raclent les fonds de tiroir pour aligner deux ou trois mandats présentables et ceux qui, comme naturellement, cumulent des postes dans les CA où se prennent les décisions stratégiques et qui sont autant de points d’observation privilégiés. Se trace ainsi un cercle au sein duquel les « insiders » peuvent mesurer leur influence.