d’Lëtzebuerger Land : Vous avez travaillé pendant un an et demi dans le département fiscal de PricewaterhouseCoopers (PWC) au Luxembourg. Quelle impression en gardez-vous?
Niels Johannesen : J’y ai rencontré des individus très compétents et intelligents qui cherchaient à servir leurs clients et leur firme le mieux possible. Mais je n’avais pas l’impression qu’ils réfléchissaient sur l’impact social plus large de notre travail. Celui-ci consistait à minimiser l’imposition effective de firmes multinationales, avec, bien sûr, la contrainte que tout devait se dérouler dans un cadre formellement légal.
Certaines de ces constructions fiscales seraient « borderline-legal », me disiez-vous lors de notre dernier entretien. Qu’entendez-vous au juste par là ?
Il arrive que des constructions fiscales, légales au Luxembourg, soient mises en question dans d’autres juridictions, notamment sur le critère de la substance économique. Un tribunal à l’étranger pourra dire : « La structure luxembourgeoise n’est pas substantielle, c’est une fiction qui correspond uniquement à une stratégie de planification fiscale ».
Après PWC, vous êtes passé de l’autre côté du miroir, pour travailler au service du ministère des Finances danois. Comparées aux Big Four, un des désavantages des administrations publiques est qu’elles ne sont pas reliées à un réseau global.
C’est probablement la raison principale pour laquelle les sociétés multinationales sont capables de réduire leurs impôts à des niveaux si bas. Grâce à leurs réseaux mondiaux, elles peuvent exploiter les failles entre les différentes juridictions : entre taux d’imposition, manières de définir les assiettes fiscales ou les instruments financiers. Bien sûr que la coordination fiscale européenne serait la bienvenue… Mais j’ai mes doutes que cela se fasse de sitôt. Dans l’Union européenne, on discute depuis plus de dix ans d’une plus grande coordination de l’imposition des sociétés, jusqu’ici sans avancées concrètes. Le problème ce ne sont pas uniquement des pays comme le Luxembourg, qui profitent du statu quo, mais également les philosophies fiscales très différentes entre les États membres.
Quel est au juste le rôle du Luxembourg dans les dispositifs fiscaux des multinationales ?
C’est d’abord un conduit country. Une maison-mère qui veut investir dans une filiale aura intérêt à faire dévier les flux de capitaux par un pays tiers pour minimiser l’imposition dans les pays d’origine et de destination. Pour cette déviation, le Luxembourg est un bon candidat, surtout au sein de l’UE grâce à la directive mère-filiale. En plus, le fonctionnement de son administration fiscale, où on peut négocier des solutions, est très bénéfique pour ce genre d’opérations. Le fisc luxembourgeois se perçoit dans un état d’esprit corporate, comme partenaire des Big Four. C’est un player avec lequel les multinationales collaborent pour plier un peu les instruments de financement et obtenir la fiscalité la plus basse possible. Dans d’autres pays, c’est juste le contraire. Et grâce aux rulings, les multinationales jouissent d’une sécurité juridique et savent d’avance si leur construction fiscale passera ou non.
Vous avez fait des recherches sur les produits hybrides ; comment ceux-ci fonctionnent-ils ?
L’investissement d’une multinationale dans une filiale étrangère peut se faire soit via des capitaux propres (equity) soit via un prêt. Le prêt a comme avantage que, dans le pays où l’on investit, les intérêts sont déductibles ; ceux-ci seront par contre taxés comme revenu dans le pays d’origine. À l’inverse, les capitaux propres ne pourront être déduits dans le pays où l’on investit, mais les dividendes touchés par la maison-mère seront, eux, tax free. Mais la chose vraiment grandiose, c’est si vous réussissez à concevoir un hybride qui sera traité comme dette dans le pays où vous investissez et comme action dans le pays où la société est basée. Ainsi, l’impôt sera quasiment éliminé.
Les États sont-ils pris en otage par la mobilité et la flexibilité du capital ?
Un pays seul avec une économie ouverte ne pourra endiguer l’évitement fiscal des multinationales. S’il tentait de faire cavalier seul, le capital prendrait tout simplement la fuite et irait ailleurs. Il ne retournera que lorsque les salaires auront assez baissé pour qu’il retrouve ses anciens niveaux de bénéfice après impôts. Dans ce scénario – théorique –, ce seront donc les ouvriers qui auront à supporter le prix d’une plus stricte fiscalité sur les multinationales.
Or, au niveau international, les initiatives comme Base erosion profit shifting de l’OCDE s’avèrent être des tigres de papier. La question de la substance, qui est le nerf de la guerre de la fiscalité internationale, y est plus ou moins escamotée.
Les multinationales trouveront toujours un moyen pour mettre juste assez de substance dans un pays pour que l’administration fiscale l’accepte. Le critère de l’endroit de décision n’est donc pas très adapté pour déterminer où la base fiscale devrait être localisée et imposée. Il est tout simplement trop vague. À mon avis, au lieu d’imposer les profits sur papier, il faudrait introduire une clé qui inclura des critères comme le nombre de salariés, le capital et les ventes.
Les deux économistes américains Dhammika Dharmapala et James Hines ont publié un article scientifique au titre « Which countries become tax havens ? ». Leur réponse : des petits pays (le plus souvent avec moins d’un million d’habitants) à la bonne gouvernance.
Ils ont oublié un troisième facteur : le consensus, voire l’homogénéité politiques. Dans les paradis fiscaux, on trouve une grande coalition de partis adhérant à la prémisse qu’il faut absolument préserver le secteur financier. Si, autour de cette prémisse, des dissensions apparaissent, alors un gouvernement proposant une politique alternative risquera d’être élu. Et cela provoquerait de l’instabilité ; exactement ce que vous ne pourrez vous permettre si vous voulez attirer des capitaux étrangers.
L’économiste Gabriel Zucman, avec lequel vous avez collaboré sur plusieurs projets de recherche, estime que huit pour cent du patrimoine des ménages seraient cachés dans des paradis fiscaux. Quel rôle les centres financiers offshore jouent-ils dans le creusement des inégalités ?
En vérité, nous ne savons toujours pas précisément à qui appartient l’argent dans les paradis fiscaux. Mais pour qu’il fasse sens d’y ouvrir un compte, il faut disposer d’une certaine fortune, ne serait-ce que pour couvrir les coûts fixes. La technologie de l’évasion fiscale qu’offrent les centres offshore devient de plus en plus sophistiquée et ne s’adresse donc a priori qu’aux plus fortunés, qui ont les moyens pour ériger des structures complexes, en passant par des sociétés écrans. L’évasion fiscale des ultra-riches n’est donc pas plus légale que celle du médecin belge ou de l’entrepreneur allemand, elle est juste plus difficile à détecter. Si vous analysez les bases de données sur l’évolution des grandes fortunes, comme l’a fait Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle), la partie cachée en offshore restera invisible. Cela signifie aussi que les inégalités restent en partie sous-estimées.
Qu’en est-il des pays du tiers monde disposant de faibles structures administratives ?
Avec Gabriel Zucman, nous avons corrélé les effets des accords fiscaux bilatéraux avec l’efficience de la bureaucratie. Nous nous sommes aperçus que les effets réglementaires étaient beaucoup plus importants dans des pays de l’Europe du Nord, qu’en Grèce par exemple, sans même parler des pays du tiers monde. Les traités fiscaux tels qu’ils sont conçus aujourd’hui requièrent des administrations très efficientes et débrouillardes, capables de batailler pour accéder aux informations sur leurs évadés fiscaux.
L’introduction de l’échange automatique d’informations et l’élargissement de la directive sur la fiscalité de l’épargne sonnent-ils le glas du secret bancaire en Europe ? Considérez-vous toujours le Luxembourg comme paradis fiscal ?
Le Luxembourg reste un cas limite. D’abord, rien ne changera pour les clients bancaires habitant en-dehors de l’UE, puisque la directive épargne ne les concernera pas. Quant aux résidents de l’UE, ils y seront exposés… à moins qu’ils ne prennent des mesures pour cacher leur lien avec leurs avoirs luxembourgeois. Déjà la directive épargne de 2005 avait omis de forcer les banques à percer les sociétés écrans. Concrètement, si vous étiez propriétaire d’un compte en Suisse ou au Luxembourg à travers une structure domiciliée en dehors de l’UE, votre banquier pouvait dire : « Ce n’est pas un client européen, mais panamien ; nous ne devons donc pas appliquer la directive, ni la retenue à la source. » La nouvelle directive élargie a certainement plus de mordant, mais je doute qu’elle soit très efficace pour démanteler les sociétés écran.
La question sera donc d’identifier le bénéficiaire économique?
C’est la grande question du moment. Dans le modèle Fatca, peu importe le nombre de couches que vous mettrez entre vous et vos avoirs, la banque devra toujours trouver le bénéficiaire effectif. Et si celui-ci est Américain, elle aura l’obligation de fournir les informations au fisc. Si la banque refuse, elle risquera une amende de trente pour cent sur tous les flux financiers passant par les États-Unis. Au cas où il s’agit d’un petit pays, la banque pourra toujours faire le calcul et conclure que la taxe de pénalité serait un coût supportable. Mais les États-Unis et l’UE ont la masse critique pour forcer toutes les banques sérieuses à se conformer. Et à punir celles qui refusent de coopérer ; c’est la politique du big stick. Cette transparence fonctionnera-t-elle dans la pratique ? Les banques se conformeront-elles ? Nous ne le savons pas encore, car Fatca n’a pas encore été mis en application.