Avec le tapage médiatique autour de la plateforme Nubs lancé le 16 avril dernier, le crowdfunding est devenu un terme à la mode au Luxembourg. Ce modèle économique, qui permet à des entrepreneurs de lever des fonds directement auprès des internautes via des plateformes en ligne dédiées, connaît, depuis quelques années, une forte expansion en Europe. Mais quels sont les enjeux économiques de ce nouveau mode de financement ? Peut-on le considérer comme une réelle alternative aux traditionnelles formes d’investissement ? Constitue-t-il vraiment une opportunité pour le Luxembourg et comment ? Avant de répondre à toutes ces questions, un petit rappel historique s’impose.
Le crowdfunding, que l’on pourrait traduire par finance participative ou financement participatif, ne date pas d’hier. L’exemple le plus célèbre est celui de la construction de la Statue de la Liberté financée par un appel aux dons à la fin du XIXe siècle. La campagne de promotion pour la statue débuta en France à l’automne 1875 et mit près de cinq ans pour obtenir la totalité du financement. Avec le temps, le principe s’étendit à d’autres domaines comme le cinéma (un des premiers films à faire appel aux dons fut Shadows de John Cassavetes en 1958) et surtout l’humanitaire avant de connaître, à l’aube du XXIe siècle, une véritable révolution avec la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. L’arrivée d’Internet, l’émergence des blogs et des réseaux sociaux et l’amélioration des services de micro-paiement type Paypal ont accéléré le mouvement et l’ont élargi au plus grand nombre. Tout à coup, un porteur de projet pouvait créer un blog pour communiquer son idée, faire passer le mot à son réseau en quelques clics de souris et ouvrir un compte virtuel pour récolter les micro-paiements. Le modèle permet de s’affranchir en partie des procédures de subventions et de financements extérieurs, en divisant le risque par le nombre de soutiens jusqu’à en faire une quantité négligeable.
Aujourd’hui, le crowdfunding couvre pratiquement tous les secteurs d’activité : de la proximité et des projets citoyens à la mode en passant par la microfinance, le cinéma, la musique, les arts plastiques, les jeux vidéos, les sports et les loisirs, la science, l’immobilier, l’innovation, la création de société, l’édition et même la presse. À cet égard, l’exemple le plus parlant est celui de Lindsey Hoshaw. En 2009, cette jeune journaliste américaine est parvenue, grâce aux réseaux sociaux, à récolter environ 10 000 dollars pour financer un reportage de quatre semaines dans la « Grande Zone d’Ordures du Pacifique », un gigantesque continent de déchets dont la taille atteint près de 3,5 millions de kilomètres carrés.
La finance participative est donc bien loin d’être un épiphénomène. Elle est devenue une véritable industrie mondiale qui regroupe plusieurs centaines de plateformes en ligne dédiées. Celles-ci, dont le nombre a été multiplié par 5,6 dans le monde entre 2007 et 2012, auraient récolté ensemble quelque 2,7 milliards de dollars en 2012 et, d’après un rapport de Deloitte, près de trois milliards de dollars en 2013. Environ 470 000 projets en Europe ont bénéficié de ce système de financement en 2012.
Ces chiffres restent cependant dérisoires si on les compare à ceux obtenus par les méthodes traditionnelles de financement comme le capital à risque. Mais ce ne serait qu’un début. Toutes les études indiquent que la finance participative est appelée à connaître une croissance importante dans les années à venir et pourrait bientôt s’imposer comme une alternative non négligeable venant compléter les financements classiques par les aides d’État ou les fonds d’investissement. Pour certains spécialistes, l’engouement pour ce nouveau mode de financement serait dû au fait qu’il s’inscrit dans un mouvement plus global et plus profond : celui de la consommation collaborative ou participative. Apparue au début des années 2000, cette nouvelle forme de consommation devrait, sous l’effet d’une crise qui n’en finit pas, bouleverser bientôt les anciens schémas économiques en changeant non pas ce que les gens consomment mais bien la manière dont ils le consomment. D’après les partisans de ce mode de consommation, de plus en plus de consommateurs vont davantage être sensibles à l’usage d’un produit ou d’un service qu’à sa propriété et privilégieront à l’avenir les achats groupés, les prêts, les échanges, le troc et le partage.
Encore faut-il savoir de quel crowdfunding l’on parle. Le vocable regroupe en réalité quatre modèles d’affaires différents qui ne connaissent pas la même croissance et ne génèrent pas les mêmes volumes. De par la faiblesse des montants contribués et le côté concret et personnalisé du soutien, le don (donation-based crowdfunding) et la récompense (reward-based crowdfunding) restent les deux catégories les plus populaires. Le premier est un don pur (permettant parfois des déductions fiscales) qui fait appel à l’affect des internautes mobilisés autour de causes humanitaires ou de projets artistiques. Le deuxième propose à l’investisseur de s’associer à un projet et d’en récolter le fruit par un produit ou un service : une invitation à une soirée de lancement, la présence de son nom dans le générique d’un film, un CD en édition limitée, un ouvrage dédicacé par son auteur… Le prêt (lending-base crowdfunding) permet à l’internaute d’octroyer un crédit à un particulier ou une entreprise à un taux fixe calculé en fonction du risque. C’est la catégorie la plus large en volume (1,4 milliards de dollars en 2013 selon Deloitte, soit près de la moitié des sommes récoltées par la finance participative dans le monde). Moins populaire mais doté de la croissance la plus rapide, l’investissement (equity-based crowdfunding ou crowdinvesting) a une structure similaire à celle des business angels. Il permet aux contributeurs du projet de devenir actionnaires en fonction du montant investi et d’espérer une contribution financière via les dividendes et la plus-value potentielle à long terme.
Tous les types d’activités ne sont pas égaux devant ces quatre formes de finance participative : ainsi le prêt et l’investissement constituent la principale source de financement dans la création d’entreprises et l’énergie mais sont nettement moins importants dans les disciplines artistiques. Seule exception : les causes sociales recueillent des fonds via toutes les formes de crowdfunding dans des proportions plus ou moins équivalentes. Quand on sait que celles-ci constituent également un des segments les plus actifs du marché (27,4 pour cent en 2012), on comprend dès lors pourquoi le monde du développement s’intéresse de très près au crowdfunding. Ce nouveau mode de financement pourrait constituer une formidable opportunité pour le secteur, et en particulier pour l’impact investing. Cette stratégie de financement est née de la convergence de la sphère de l’investissement social et de la prise de conscience accrue au sein des marchés traditionnels que la création de valeur à long terme n’est envisageable qu’en prenant en compte les critères de développement durable. Elle permet aux investisseurs de poursuivre un double objectif : un rendement financier et un véritable impact social ou environnemental.
Un précédent article (voir le d’Land du 19 juillet 2013) évoquait précisément le rôle potentiel que le Luxembourg pourrait jouer en tant que hub européen de l’impact investing. Pourrait-il en être de même pour le crowdfunding ? Olivier Gadja, co-fondateur et président de l’European Crowdfunding Network, en est convaincu. Il l’a répété lors d’une conférence organisée le 27 mars dernier par l’ONG luxembourgeoise ADA dans le cadre de ses Midis de la Finance Inclusive. « Il n’existe à l’heure actuelle aucune réglementation au niveau de l’Union Européenne. Certains pays membres sont en train de légiférer sur le sujet mais cette abondance de réglementations risque de dissuader les acteurs. Le Luxembourg, qui ne dispose pas encore de législation nationale spécifique au secteur, pourrait attirer les plateformes de crowdfunding à venir s’installer au Grand-Duché en réduisant les barrières réglementaires par le biais d’un passeport européen. »
Plusieurs pistes sont possibles, notamment celle de la transposition de la directive européenne sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatif (AIFMD) dans la loi luxembourgeoise. La place financière avait fait de cette transposition un objectif pour s’affirmer comme capitale du Vieux Continent pour la distribution transfrontalière des fonds alternatifs et la finance participative, du moins ses modèles de prêt et d’investissement, pourrait rentrer dans son champ d’application. Reste à voir quelle serait la réaction de la CSSF face à cette interprétation de la loi (on peut imaginer que cela se ferait au cas par cas) ou si le gouvernement luxembourgeois serait prêt à mettre en place une législation encore plus attractive…