Nicolas Sarkozy doit être un exemple. Le nouveau ministre de l'Intérieur français vient de livrer une belle campagne médiatique en sillonnant la France des commissariats de police et des cités HLM défavorisées au pas de galop, caméras de TF1 aux trousses. Objectif : gagner les élections législatives, dont le premier tour a lieu dimanche, et voir prolongé son CDD de quelques années. Depuis le choc Le Pen aux présidentielles, la France de droite veut prouver qu'elle a « entendu le message » et démontrer que le problème de l'insécurité lui tient à coeur. Comme tous les juristes luxembourgeois, le ministre de la Justice, Luc Frieden (PCS), a fait ses études de droit en France, donc il garde un oeil rivé sur l'actualité hexagonale. Et récupère le thème : l'insécurité.
Thème qui d'ailleurs revient à intervalles réguliers dans l'actualité politique luxembourgeoise, avant les dernières élections législatives, le ministre de l'Intérieur d'alors, Alex Bodry (POSL) et la bourgmestre de la capitale de l'époque, Lydie Polfer (PDL) s'affrontaient passionnément, par conférences de presse interposées, sur les chiffres d'un côté et le « sentiment d'insécurité » de l'autre. Lorsque, lundi dernier, Luc Frieden convoqua la presse pour une séance d'information à l'objet énigmatique « la délinquance et la politique pénale au Luxembourg » (voir d'Land 22/02), il surprit tout de monde. Car les statistiques policières sur la délinquance - ou, plus exactement, celles sur l'activité de la police - sont en légère baisse de 0,7 pour cent par rapport à 2000 ; soit en stagnation.
« Il ne doit pas y avoir de fossé entre les lois et leur application, » est en gros le discours du ministre tolérance zéro. « Car même celui qui vole à l'étalage au supermarché, ne serait-ce qu'un pot de yaourt, doit être puni car il doit comprendre que c'est interdit, expliqua-t-il mardi à la tribune du Parlement. » Les petits vols mèneraient souvent aux grands, qui vole un oeuf vole un boeuf dit le dicton français. Autres slogans du ministre : « Je veux que dans ce domaine, l'autorité de l'État soit sauvegardée dans ce pays. » « Je veux que nous ayons des règles dans ce pays, et je veux qu'elles soient respectées. Un État ne peut pas fonctionner dans le désordre ! »
Bien sûr, même si Luc Frieden a pris les députés un peu au dépourvu - tout comme, visiblement, le gouvernement, car le ministre de l'Intérieur, responsable de la police, Michel Wolter (PCS) n'était plus présent à la Chambre des députés lors de l'heure d'actualité demandée sur le sujet -, il a réveillé les démons de l'extrême-droite. Jacques-Yves Henckes de l'ADR : « les gens sont effrayés » parce qu'ils auraient appris qu'actuellement, un certain nombre de plaintes ne seraient pas poursuivies. Et puis, tout aussi naturellement, c'est le seul pourcentage que Luc Frieden ait donné, celui des 34 pour cent de délits commis par des non-résidents, qui a attiré l'ADR : « oui, on doit lire dans les chiffres qu'il y a une relation entre immigration et criminalité » poursuivait Jacques-Yves Henckes. La transgression du consensus.
Il n'y eut que Renée Wagener, députée des Verts, pour contredire ces affirmations, en invoquant les chiffres exacts. Les 34 pour cent, c'est en fait la part d'étrangers non-résidents sur le total de délits commis par des étrangers. Sur les 9616 plaintes poursuivies en 2001 par la police grand-ducale, 40,6 pour cent ont été commis par des Luxembourgeois et 57,6 pour cent par des non-luxembourgeois. Et sur ces derniers 57,6 pour cent de non-Luxembourgeois, 34 pour cent sont non-résidents. Donc, calculé sur le total global de 100 pour cent, cela ferait un peu plus de 19 pour cent de « criminalité importée » (source : rapport annuel du ministère de l'Intérieur, 2001 ; p.94). C'est nettement moins que la main d'oeuvre importée : 37,7 pour cent, selon le Statec.
Le débat à la Chambre des députés fut essentiellement mené par des avocats. Les sociologues et travailleurs sociaux sont sous-représentés au parlement, sinon il y aurait eu plus de voix à tenter d'établir une relation non pas entre le délit et le passeport, mais entre le genre de déviance et le statut social. Une population immigrée est forcément fragilisée et déstabilisée, si elle est venue au noir, ce statut se double d'une marginalisation. Un vol peut aussi se faire par nécessité ou détresse. La criminalité de haute voltige des cols blancs ou la criminalité financière ne furent guère discutées mardi.
En 2001, les catégories d'infraction constatées en hausse étaient les vols, le vandalisme, l'atteinte aux moeurs ; furent en régression : les cambriolages, les vols de voitures et les violences envers les personnes - même si on parle de pourcentages si minimes qu'ils se situent dans la marge d'erreur. Un regard sur le tableau de la provenance des auteurs étrangers prouve que trois quarts sont des Européens, donc des citoyens libres, quasiment assimilés aux nationaux. Mais le mythe de la grande « vague » de criminels venus des pays candidats pour « nous voler nos BMW, nos Mercedes et nos chaînes hi-fi » a longue haleine.
Or, parmi les victimes de délits aussi, 44 pour cent sont non-Luxembourgeois, dont un quart de non-résidents (page 99) - un autre chiffre pour soutenir la thèse qu'établir un lien entre le passeport et la disposition à la criminalité est faux. La bonté, l'intelligence, mais aussi la bêtise, la veulerie et la disposition à la délinquance sont probablement distribués assez régulièrement sur toute la planète. Tous les non-Luxembourgeois ne sont certes pas des anges, tous les Luxembourgeois pas davantage.
Reste la population en prison. Selon les tableaux très difficilement déchiffrables publiés dans le rapport annuel 2001 du ministère de la Justice, sur 201 détenus, 105 étaient Luxembourgeois ; la deuxième population y serait portugaise, avec 33 personnes ou 16,4 pour cent. Un pourcentage qui reflète assez justement la composition de la population du Grand-Duché, dans laquelle les Portugais constituent (selon les chiffres 2001 du Statec) la deuxième communauté avec 13,24 pour cent, puis suivent les Italiens et les Français. Exactement comme à Schrassig.
Avec l'aide de quelques chiffres vraiment rudimentaires, la tentative d'établir un lien entre immigration et criminalité dans le discours politique s'avère d'une malhonnêteté intellectuelle flagrante. Mais parmi ceux et celles qui auront entendu un extrait d'une minute du ministre ou du député ADR, combien vont essayer de comparer ces chiffres et combien vont acquiescer et se méfier davantage encore de leur voisin de banquette qui parle une autre langue dans l'autobus ?