Le sujet semble parfait pour une dissertation en classe de deuxième : faut-il sacrifier des arbres pour sauver des hommes ? Y a-t-il une hiérarchie entre les êtres vivants ou entre les idéologies antagonistes actuelles, celle du tout pour l’automobile et celle de la protection de l’environnement ? Ce conflit idéologique est même amplifié par le fait que les deux responsabilités apparemment opposées sont désormais réunies sous un même ministère, celui du Développement durable et des Infrastructures dirigé par Claude Wiseler (CSV). Lequel a présenté, le 16 janvier dernier, les premières analyses du groupe de travail « Audits de sécurité », présidé par l’Administration des ponts et chaussées et réunissant plusieurs ministères, la police, la Sécurité routière, le Centre de formation des conducteurs de Colmar-Berg et l’Association des victimes de la route (AVR).
Et le ministre croyait propager un message positif, pouvant vanter la baisse considérable du nombre de victimes de la route en quatre ans, de 110 morts par million d’habitants en 2004 à 70 en 2008, selon les chiffres Eurostat. Donc désormais sous la moyenne européenne de 80 victimes par million d’habitants. « Notre objectif était de réduire le nombre de victimes de la route de cinquante pour cent, affirme le ministre Claude Wiseler vis-à-vis du Land, et nous l’avons atteint. Maintenant, nous aimerions encore une fois réduire ce nombre de cinquante pour cent ! Nous avons beaucoup investi dans ces mesures, et nous allons continuer à le faire. » C’est dans ce contexte d’augmentation de la sécurité des routes luxembourgeoises que la possibilité d’abattage d’arbres routiers a été évoquée – à côté de nombreuses autres pistes, comme la réduction de la vitesse à 70 kilomètres / heure sur les routes dangereuses, la sécurisation des carrefours, le redressement et l’élargissement de virages, le remplacement de glissières ou l’amélioration de la signalisation... « Je suis étonné qu’on sorte cette mesure évoquée lors de cette conférence de son contexte pour en faire un tel drame, » s’interroge Claude Wiseler. Aucune décision n’aurait encore été prise, le rapport n’évoquerait que des pistes, « mais il y a des endroits où on ne peut pas intervenir sans enlever certains arbres. Si cela s’avérait nécessaire, on le fera ». Tout en insistant qu’il ne s’agit pas d’organiser une « hécatombe » ou un « massacre » comme le désignent les réactions alarmistes par exemple du Mouvement écologique.
Car, après avoir lu le dossier dudit groupe de travail, qui a audité principalement sept tronçons de route, les plus dangereuses – les autoroutes A1 ou A3 et plusieurs routes nationales ou chemins repris historiques qui comptent toujours un nombre élevé d’accidents, souvent mortels, comme entre Saeul et Brouch, de Mamer en passant par Kopstal et Schoenfels jusqu’à Mersch ou entre Oetrange et Bous – les militants du Mouvement écologique n’ont fait qu’un bond, surtout en lisant qu’entre Saeul et Brouch – huit collisions contre des arbres en huit ans, dont deux mortelles – 245 arbres devaient être abattus pour améliorer la route ou que l’autorisation environnemen[-]tale pour l’abattage d’arbres entre Dasbourg et Marbourg était en cours. Un premier communiqué du 2 février, s’opposant virulemment à cette « action par force brutale » et soulignant que les quelques dernières allées d’arbres, comme l’allée des tilleuls qui se trouve justement entre Saeul et Brouch et qui est classée sur la liste des « arbres remarquables du Luxembourg », font partie de notre paysage culturel à protéger. « Il s’agit toujours d’adapter sa conduite aux conditions de la route et non pas l’inverse, » écrivent-ils.
Six jours plus tard, le Mouvement écologique adresse une deuxième lettre au ministre, demandant des renseignements supplémentaires sur la typologie des accidents analysés, sur les causes éventuelles ou constatées (alcoolémie, vitesse, suicide...), ou l’âge du conducteur (en 2011, une étude du Statec notait que 70 pour cent des tués entre quinze et 24 ans avaient été victimes d’une collision contre un arbre ou un obstacle fixe). « Nous allons analyser ces données et faire faire une contre-expertise, » explique Blanche Weber, la présidente du Mouvement écologique, qui souligne que c’est surtout la voie choisie de sacrifier la nature pour protéger les automobilistes qu’elle trouve inquiétante. « Certes, l’État doit assumer la responsabilité pour la sécurité des routes, concède-t-elle, mais jusqu’où ? »
Au plus tard depuis la publication de la prise de position du Mouvement écologique, l’opinion publique s’est déchaînée sur le sujet ; des articles de presse et des commentaires acerbes d’auteurs satiriques comme Jacques Drescher (Carte blanche, RTL Radio Lëtzebuerg, 13 février) ou Guy Rewenig (d’Land, 10 février) génèrent des dizaines de réactions diamétralement opposées, entre le moqueur « aucun arbre n’a jamais sauté sur la route » et le désolé « si vous aviez perdu un proche dans un tel accident,... » Le 16 février, les députés verts Camille Gira et Henri Kox posent une question parlementaire au ministre, avec des questions comme : « Pourquoi monsieur le ministre a-t-il retenu l’abattage des arbres comme seule mesure pour augmenter la sécurité des usagers de la route ? » ou : « De quelle façon l’abattage d’arbres augmente la sécurité des autres usagers de la route, comme les bicyclettes par exemple ? »
Une appréciation diamétralement opposée émane de l’Association des victimes de la route (AVR) : « Nous voulons discuter de manière construc-tive, » affirme son président, Jeannot Mersch, joint par le Land, qui invoque une « nouvelle approche » en matière de sécurité routière : « Désormais, on part de l’hypothèse que les hommes feront toujours des erreurs, et ce ne sont pas toujours obligatoirement la vitesse excessive ou l’alcool qui sont en cause, mais aussi par exemple un moment d’inattention, la fatigue ou un malaise. Il faut alors des infrastructures qui ‘pardonnent’ ces erreurs humaines. » Pour lui, les statistiques sont évidentes : 250 personnes tuées en vingt ans suite à des collisions avec des arbres sur des routes de campagne, plus au moins mille grièvement blessés ; le choc serait fatal dès 70 km/h. L’AVR, dit-il, n’est pas pour un abattage systématique de toutes les allées d’arbres qui longent les routes nationales, mais pour une addition de mesures comme la réduction obligatoire de la vitesse, un ajustement des virages ou des pentes, l’installation généralisée des glissières qui amortissent le choc, le non-remplacement des arbres malades, la suppression des allées trop étroites et, à terme, des plantations alternatives, par haies et arbustes le long des routes. En signe de bonne volonté et afin de compenser les arbres disparus, l’AVR se propose de planter une forêt comme mémorial aux victimes de la route à Junglinster.
Or, pour l’association française Arbres et routes (www.arbresetroutes.org), « la politique de ‘la route qui pardonne’, qui vise à supprimer les obstacles latéraux, ne peut être autrement qu’incohérente (...). Fondée sur le droit à l’erreur au volant, qui fait deux fois plus de victimes en collision frontale que contre un arbre, elle méprise la vie des victimes innocentes. Elle mène à une impasse, ajoutant à la déresponsabilisation des citoyens, et, partant, à la judiciarisation ». Pour cette association, il faudrait, au contraire, protéger et restaurer ce patrimoine naturel. Au Luxembourg, le patrimoine naturel est protégé par le Service des sites et monuments nationaux, au même titre que le patrimoine religieux, féodal, rural, urbain ou industriel. La liste des immeubles et objets classés actuelle compte une dizaine d’allées ou d’ensembles – de marronniers, de tilleuls, de charmes ou de saules têtards, qui sont donc intouchables sans autorisation de la ministre de la Culture.
Selon l’historien Marc Schoellen, spécialiste du patrimoine naturel, le Luxembourg a toujours eu une relation difficile avec ses allées d’arbres, souvent contestées par les agriculteurs pour l’ombre que les arbres jetaient sur leurs cultures dans les champs qu’ils longent. Depuis le XVIe siècle, ces allées d’arbre furent plantées pour créer une perspective et border les chemins menant vers les propriétés, plus tard, notamment au XIXe siècle, elles étaient généralisées lors de la construction de nouvelles routes, pour les délimiter et protéger ceux qui les empruntaient. Des allées d’arbres fruitiers avaient en plus une valeur utilitaire supplémentaire. Aujourd’hui, ces allées historiques majestueuses sont souvent impressionnantes, que ce soit dans un parc comme celui de Colpach, ou le long d’une petite route de campagne. Elles invitent au respect de la vie plutôt qu’à son mépris, à décélérer plutôt qu’à accélérer – contrairement aux tronçons larges et droits sur lesquels la vue est dégagée sur plusieurs centaines de mètres. Même le long du boulevard Kennedy au Kirchberg, probablement une des routes les plus encadrées par des architectes, ingénieurs et urbanistes de tout poil, des arbres ont été plantés sur toute la longueur.
« Je ne veux pas m’engager dans une polémique de bas niveau, souligne encore le ministre Claude Wiseler, parce qu’il s’agit d’un sujet sérieux. Nous allons regarder ce qui fait sens pour l’augmentation de la sécurité de nos routes. Et là où nous décelons de sérieux dangers, nous allons intervenir – raisonnablement ».