C’est une jeune fille et un ruban tricolore – rouge, jaune et bleu, les couleurs du drapeau roumain – qui sèment la discorde entre la minorité hongroise et les Roumains. Élève dans une école de Covasna, ville située au cœur de la Transylvanie, au centre de la Roumanie, Elena Sabina a décidé en mars dernier d’aller à l’école avec un ruban tricolore noué sur la tête. Dans une ville massivement peuplée par la minorité hongroise – environ sept pour cent des vingt millions de Roumains –, le geste de l’adolescente a été considéré comme un affront. Le lendemain, Elena Sabina était menacée de mort sur les réseaux sociaux, ce qui a provoqué l’ire de nombreux Roumains. « Je ne hais pas les Hongrois, a déclaré la lycéenne. Mais je hais le fait qu’ils me haïssent. »
L’incident de Covasna aurait pu en rester là, les tensions entre les deux pays s’étant calmées depuis l’adhésion de la Roumanie et de la Hongrie à l’Union européenne (UE). Mais cet incident arrive sur un terrain miné par une autre affaire qui tourne, elle aussi, autour d’un drapeau. Celui-là est bleu et traversé par une bande dorée surmontée du soleil et de la lune. C’est le symbole des Sicules, minorité d’origine hongroise qui vit au centre de la Roumanie. Le conflit a commencé le 31 janvier, lorsque le gouvernement de Bucarest a nommé un nouveau préfet pour la région de Covasna où vivent une majorité d’entre eux. Lors de la cérémonie d’investiture, le drapeau sicule avait été enlevé de la salle, provoquant un tollé au sein de la communauté locale. « Je suis très fier d’être un Sicule. Les Roumains doivent comprendre que nous sommes attachés à nos sentiments nationaux et à nos symboles », avait déclaré Tamas Sandor, le président du Conseil régional de Covasna.
Le 5 février, le secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères hongrois, Nemeth Zsolt, a mis le feu aux poudres. « Les Hongrois de Roumanie ont subi une agression symbolique à laquelle les Hongrois de Hongrie doivent répondre », a-t-il déclaré en demandant aux maires de son pays d’arborer le drapeau sicule en signe de solidarité avec la minorité hongroise de Roumanie. Le lendemain, le Premier ministre roumain, le socialiste Victor Ponta, a violemment réagi : « Nous n’acceptons pas qu’on nous donnent des leçons sur la façon d’appliquer les lois en Roumanie, a-t-il affirmé. C’est une insolence. »
À la demande du chef du gouvernement, le ministre roumain des Affaires étrangères, Titus Corlatean, a convoqué Fuzes Oszkar, l’ambassadeur hongrois à Bucarest, pour lui signifier l’intransigeance de la Roumanie à ce sujet. Suite à cette rencontre, ce dernier a déclaré sur une chaîne de télévision que la Roumanie devrait modifier l’article 1er de sa Constitution pour remplacer la mention « État national » par « État multinational ». « Les minorités représentent vingt pour cent de la population roumaine, a-t-il déclaré. Les droits des Sicules n’ont pas été respectés. Je soutiens leur autonomie culturelle et territoriale. L’article 1er de la Constitution roumaine devrait mentionner un Etat roumain multinational. »
Ces tensions interviennent en pleine réforme administrative de la Roumanie, qui compte réduire ses 41 départements à huit grandes régions. Bucarest envisage aussi une réforme de la Constitution qui inquiète la minorité hongroise. Or, le rêve d’un retour de la grande Hongrie commence à échauffer les esprits en Transylvanie, région qui a longtemps été une pomme de discorde entre la Roumanie et la Hongrie. Partie intégrante de l’Empire austro-hongrois, la Transylvanie, où vivent une majorité de Roumains, a été intégrée à la Roumanie en 1918, à la fin de la Première guerre mondiale. Après la chute des dictatures communistes en Europe centrale et orientale en 1989, Bucarest et Budapest ont peiné à trouver un équilibre au sujet de la minorité hongroise de Transylvanie. Néanmoins, l’intégration européenne des deux pays avait calmé le jeu des deux côtés de la frontière.
Mais l’arrivée aux commandes, en avril 2010, du Premier ministre hongrois Viktor Orban a changé la donne. Il a peu à peu monopolisé le pouvoir et pris un virage nationaliste qui risque de gâter les relations avec les pays voisins. « Nous allons construire un pays où nous ne travaillerons plus au bénéfice des étrangers, a-t-il déclaré le 22 février lors d’un discours sur l’état de la nation. Nous allons intégrer tous les Hongrois qui vivent dans le bassin des Carpates ou ailleurs dans le monde. » Depuis 2011, la Hongrie offre aux minorités hongroises des pays voisins – Roumanie, Slovaquie, Serbie – des passeports hongrois qui leur donnent le droit de voter. Un bon plan pour faire monter les chances du parti Fidesz de Viktor Orban en vue des prochaines élections législatives qui seront organisées au printemps 2014. Mais la question qui se pose aussi bien à Budapest qu’à Bucarest et à Bruxelles est : à quel prix ?