« La réhabilitation durable du pont Adolphe s’avère inéluctable », « l’échéance des travaux doit être établie sans plus tarder » et « pour se mettre à l’abri de toute mauvaise surprise due à une défaillance de la stabilisation provisoire, il est primordial de réaliser au plus vite le pont provisoire permettant la fermeture à la circulation, même anticipée, du pont Adolphe »... Voilà quelques-uns des constats alarmistes qu’on peut lire dans un long article très technique sur la « Réhabilitation du pont Adolphe » écrit par les services en charge de l’Administration des ponts et chaussées (APC) dans la Revue technique luxembourgeoise n° 3/2010. Même sans être ingénieur spécialisé en ponts, on comprend à la lecture de cet article que l’attitude politique dans ce dossier, sous-estimant l’urgence de la réhabilitation, est pour le moins hasardeuse, voire irresponsable.
Car, après des analyses en profondeur de l’état du pont dans les années 1990, presque cent ans après sa construction par l’ingénieur français Paul Séjourné (le pont fut inauguré en 1903), l’APC constata son mauvais état : délavement, disloquement des pierres, fissurations et décollements des rouleaux de la maçonnerie... Plusieurs centaines de barres métalliques de précontrainte (258) furent installées en 2003/2004 pour stabiliser l’ouvrage dans l’attente d’une réhabilitation future. En 2005, une de ces barres s’est détachée et est tombée dans la vallée de la Pétrusse. La médiatisation de l’accident entraîna un activisme politique de la part du ministre des Travaux publics Claude Wiseler (CSV), qui annonça une intervention d’urgence (d’Land n° 51/52/2006). Une première variante élaborée par l’APC envisagea une reconstruction de la grande arche de 85 mètres en béton, nouvelle structure qui aurait alors quasiment été « décorée » de quelques pierres originales.
Cette approche pragmatique ou utilitariste – construire vite, et du solide, avec des matériaux d’aujourd’hui et un peu de décoration d’une bâtisse dont la fonction de relier deux quartiers de la ville primerait sur toute autre considération – déclencha à son tour les passions des associations engagées dans la protection du patrimoine, notamment du Mouvement écologique, ainsi que des architectes et ingénieurs admiratifs du génie de Séjourné et de la valeur intrinsèque de ce monument dans la ville (mais toujours pas classé monument historique) et de quelques riverains défendus par l’avocat Fernand Entringer. Comme souvent, Claude Wiseler chercha donc le consensus le plus large possible et ouvrit une consultation publique inouïe, se terminant par un hearing au Grand Théâtre en mars 2007, où tous les citoyens purent prendre la parole. Et où les intervenants publics présentèrent leurs études sur l’histoire et l’ingéniosité du pont, l’évolution du trafic et les scénarios possibles – construire un nouveau pont à côté, au-dessus, dessous, une passerelle, un pont provisoire pour les travaux... les idées les plus loufoques circulaient à l’époque. Finalement, le ministre se décida pour une réhabilitation du pont dans sa forme et ses matériaux d’origine, avec les moyens techniques du moment, et la construction d’un pont provisoire pouvant accueillir le trafic très dense – 2 000 voitures et camions, 300 bus et jusqu’à 600 piétons en pointe traversent cet axe central de la capitale par heure.
Puis arrivent les élections législatives de 2009, la crise économique et financière et son attentisme. En octobre 2009, une deuxième barre de serrage casse. « La rupture de cette barre témoigne de la détérioration du système de renforcement mis en œuvre en 2004, associée au caractère de fragilité de ces barres, lit-on dans le même article de la Revue technique. Ce qui implique que d’autres pourraient rompre prochainement ». Une sorte de roulette russe, en somme. Pour y répondre, la totalité de ces barres a été remplacée. Mais l’urgence d’une solution durable demeure, même si le pont ne va pas entièrement s’effondrer. La pose de capteurs et de sondes permet de surveiller de près l’évolution des dégradations, notamment des importantes fissures dans la maçonnerie.
« La sécurité du pont est toujours garantie, » assure le député Lucien Clement (CSV) vis-à-vis du Land. Il est le rapporteur du projet de loi n° 6176 « portant réalisation du pont provisoire et des accès au chantier dans la cadre de la réhabilitation du pont Adolphe » déposé en août dernier, envoyé deux mois plus tard à la commission du Développement durable et toujours en attente d’un avis du Conseil d’État. Bien que l’investissement de 23 millions d’euros pour ces travaux ne dépasse pas le nouveau seuil de 40 millions au-delà duquel une loi spéciale est nécessaire selon l’article 99 de la Constitution luxembourgeoise, le ministre du Développement durable et des Infrastructures a suivi le vœu de la Comexbu (commission de contrôle de l’exécution budgétaire), qui veut surveiller au plus près les dépenses du gouvernement.
Car l’investissement total des travaux de réhabilitation du pont Adolphe va très certainement dépasser ce seuil de 40 millions d’euros – la restauration en elle-même avoisinera cette somme à elle seule. Les députés ont donc voulu choisir la voie d’un contrôle très serré de la procédure, prenant en compte des délais très longs, ressentis comme excessifs par les ingénieurs, ne serait-ce que pour passer la procédure législative. Les deux projets n’ont pas pu être coulés en un seul texte car les études techniques, notamment d’analyse de matériaux et de résistance, sont encore en cours. Mais l’adoption du projet de loi sur le pont provisoire, qui enjambera la vallée à une trentaine de mètres à droite du pont Adolphe, à hauteur du palais épiscopal – évitant ainsi entre autres de toucher la zone tampon de la silhouette classée patrimoine Unesco – permettrait de déjà commencer le chantier.
Une fois cette loi adoptée, ce qui pourrait se faire d’ici l’été – « dès que nous aurons l’avis du Conseil d’État, on pourra l’évacuer très rapidement » estime Lucien Clement –, les travaux de construction devront être soumis publiquement, selon les procédures d’adjudication en vigueur, ce qui prendra encore une fois au moins six mois. Dans le plus optimiste des scénarios, la construction de cet ouvrage en acier pourra donc commencer en été 2012, avec une durée de construction d’un an. Ce qui, logistiquement, permettrait alors d’entamer les travaux de démontage du tablier et des tympans ainsi que l’enlèvement d’une par-tie des petites voûtes au plus tôt en été 2013 – si tant est que la deuxième loi pour ces travaux soit votée en temps utile, donc l’année prochaine. La réhabilitation à proprement parler prendra trois à quatre ans à elle seule.
Mais outre une certaine frilosité politique sur la question de la rénovation du pont, il y a une inconnue de taille dans ce dossier : le tram va-t-il devoir passer par le pont Adolphe à l’horizon de sa réouverture ou pas ? Ou, plus largement, le tram sera-t-il construit ou pas ? La discussion politique sur ce projet a été déplacée aux calendes grecques – ou du moins après 2014, lorsque l’État espère retrouver sa force de financement d’avant-crise. En attendant, les études continuent, des forages par-ci, des analyses par-là. Et les services des Ponts [&] chaussées doivent prévoir son passage sur toutes les voiries, donc aussi sur le pont Adolphe.
En collaboration avec la Ville de Luxembourg, il a donc été décidé de prévoir un aménagement similaire de la voirie sur le pont provisoire que celui du pont Adolphe après sa rénovation, comme un test grandeur nature : le trafic individuel sera réduit à deux voies en direction de la gare, plus deux voies pour les transports en commun, une dans chaque direction, que ce soit le tram ou le bus, et un trottoir pour les piétons et les vélos des deux côtés. Sur le futur tablier élargi de 75 centimètres de chaque côté, ces trottoirs auront une largeur confortable.
Si les travaux de préparation de ce dossier ont été extrêmement longs et fastidieux, surtout au vu de l’urgence de l’intervention, ils auront aussi permis certains enseignements sur l’implication des citoyens dans la protection du patrimoine. Comme celui-ci : « Au fil du temps (...), il est apparu que les citoyens luxembourgeois tiennent aux vieilles pierres et donnent leur préférence à une réhabilitation plus douce préservant un maximum de la structure existante » (projet de loi).
Les Ponts [&] chaussées ont donc cherché de nouvelles méthodes pour préserver l’aspect et la forme originaux du pont : « Par l’emploi de la technique innovante d’une armature de maçonnerie par des barres de titane, légèrement précontraintes, il sera possible de préserver entièrement les grandes arches et la majeure partie des voûtes d’élégissement ». À l’arrivée, certains éléments décoratifs de l’époque Séjourné, comme son blason ou les balustres, et qui avaient été démolis au fil des aménagements du pont – notamment ceux des années 1960, qui pourraient être à l’origine des problèmes actuels – vont même être reconstitués dans leur aspect et les matériaux d’origine, plus élégants que l’actuel. Cela pourrait aussi être le début d’une nouvelle approche des pouvoirs publics dans la gestion du patrimoine bâti, qui, dans le passé, a souvent été négligé.