Depuis une quinzaine d’années, les trois autorités européennes de surveillance du secteur financier (EBA, EIOPA et ESMA*) organisent régulièrement, mais séparément, à des dates différentes et avec des méthodologies différentes, des simulations comptables, connues sous le nom de stress tests, pour évaluer la résistance des entités qu’elles supervisent à des chocs macroéconomiques. Le test dont les résultats ont été publiés le 19 novembre est différent à plusieurs titres. Les autorités européennes de surveillance (AES) l’ont organisé simultanément et avec la même méthodologie. Surtout, il s’agit cette fois d’un « test de résistance climatique » destiné à évaluer les pertes potentielles dues aux perturbations provoquées par la transition verte voulue par l’UE avec son plan climatique « Fit to 55 » adopté en 2021 : il doit permettre à l’UE de réduire de 55 pour cent ses émissions d’ici 2030, par rapport à leur niveau de 1990 et d’accéder à la neutralité carbone d’ici 2050, avec un objectif intermédiaire de 90 pour cent en 2040.
Cette stratégie occasionne d’ores et déjà des bouleversements dans les modes de vie et dans l’appareil productif. Les entreprises, tous secteurs confondus, doivent impérativement réduire leur empreinte carbone. Certaines activités sont particulièrement affectées, en raison de leur forte consommation d’énergie, comme l’industrie lourde et le transport (aérien, routier et maritime). Dans certains cas, c’est le business model tout entier qui est remis en cause, comme dans l’automobile. Dans l’UE, les ventes de véhicules neufs fonctionnant au diesel et à l’essence seront théoriquement interdites à partir de 2035, poussant les constructeurs à adapter à la baisse leurs capacités de production, car une voiture électrique nécessite sept fois moins de pièces mécaniques que son équivalent thermique.
Les producteurs d’énergies fossiles sont également secoués car, sauf à disparaître totalement du paysage, ils doivent entièrement se reconvertir aux « énergies vertes ». Le secteur financier est doublement impacté par cette évolution. D’une part en raison des besoins de financements colossaux occasionnés par la transition écologique : évalués à mille milliards d’euros par an jusqu’en 2030, ils se monteront à quelque 1 500 milliards par an sur la période 2031-2050, selon un document de la Commission européenne divulgué par le Financial Times en janvier 2024.
D’autre part, les secteurs dont la reconversion est inévitable pèsent actuellement très lourd dans les comptes des établissements financiers, par le biais des encours de crédits accordés ou de la détention de titres de capital ou de dette. Leurs difficultés peuvent se répercuter sur les établissements qui les financent directement ou indirectement, ou qui les assurent. Le cas des constructeurs automobiles et de leurs équipementiers est le plus frappant, le secteur automobile représentant sept pour cent du PIB de l’UE. La situation est d’autant plus compliquée que, depuis la signature de l’accord de Paris en décembre 2015, les banques n’ont jamais cessé de financer les producteurs d’énergies fossiles. Selon le dernier rapport « Banking On Climate Chaos » publié en mai 2024, une analyse du financement des énergies fossiles par les soixante plus grandes banques mondiales, ces dernières ont prêté près de 7 000 milliards de dollars au secteur entre 2016 et 2023. La dernière année, la moitié des fonds (soit 347 milliards) ont même été consacrés à des investissements de croissance.
Les banques issues de pays de l’UE ont été beaucoup plus vertueuses que leurs concurrentes américaines, chinoises ou japonaises. Mais sur les trente banques qui ont le plus prêté sur la période 2016-2023, on en trouve néanmoins cinq : BNP Paribas treizième, Deutsche Bank 22e, SG 23e, Crédit Agricole 24e et ING 26e. Le total cumulé de leurs prêts est assez modeste (681 milliards de dollars) par comparaison aux 1 160 milliards accordés par les trois banques américaines sur le podium (J.P. Morgan Chase, Citigroup et Bank of America) et même par rapport aux trois banques européennes hors UE qui figurent dans le Top 30 (Barclays huitième, UBS dixième et HSBC douzième) qui ont distribué 638 milliards de dollars. De plus, depuis 2019, le total annuel des prêts de ces cinq banques de l’UE aux producteurs d’énergies fossiles a diminué de 36,3 pour cent. Malgré cela, l’exposition des banques européennes au secteur des énergies fossiles, et plus largement aux activités fragilisées par la transition écologique, reste élevée. Selon un document publié par la BCL le 14 novembre, près de 70 pour cent du portefeuille de prêts aux entreprises serait concerné. C’est vrai pour l’ensemble des institutions financières.
Face à cela, la Commission européenne a demandé en 2023 aux trois grandes autorités de surveillance du système financier européen d’examiner l’impact que pourrait avoir la neutralité carbone sur leurs comptes des institutions qu’elles supervisent. Le test de résistance climatique a été réalisé sur la base de trois scénarios développés par le Comité européen du risque systémique (CERS), avec le soutien de la BCE, qui intègrent les risques liés à la transition ainsi que des facteurs macroéconomiques. Dans le scénario de référence, le paquet de mesures « Ajustement à l’objectif 55 » est mis en œuvre comme prévu, c’est-à-dire dans un environnement économique qui reflète les prévisions du Système européen des banques centrales (SEBC) élaborées en juin 2023, tout en restant marqué par les coûts supplémentaires dus à la transition verte. C’est le scénario favorable, mais il s’accompagne de deux scénarios défavorables.
Dans le premier, les investisseurs se désengagent fortement des actifs des entreprises à forte intensité en carbone, ce qui freine la transition énergétique car les entreprises délaissées ne disposent plus des financements nécessaires pour verdir leurs activités. Dans le second, ces chocs appelés « run-on-brown » sont amplifiés par d’autres facteurs, plus classiques, de tensions macro-financières, comme une hausse des taux d’intérêt. Afin de mesurer l’impact direct des scénarios sur les secteurs financiers respectifs (effets dits de premier tour) et d’évaluer la possibilité d’effets de contagion et d’amplification dans l’ensemble du système financier (effets de second tour), les AES et la BCE ont étudié les actifs financiers détenus par un échantillon composé de 110 banques, 2 331 assureurs, 629 institutions de retraite professionnelle (IRP) et environ 22 000 fonds domiciliés dans l’UE.
Étaient concernés les prêts aux entreprises, les actions, les titres de créance (y compris les obligations d’État) et les participations dans des fonds. L’horizon temporel est l’année 2030. Les résultats de l’exercice sont plutôt encourageants dans le cadre du scénario de référence, avec des pertes directes limitées (elles vont de 2,2 à 5,8 pour cent des portefeuilles selon les institutions) et une quasi-absence de contagion sur la période 2022-2030. L’impact du premier scénario défavorable (« entreprises brunes » désertées par les investisseurs) sur le système financier de l’UE est plus élevé. Les pertes totales « de premier tour » s’établissent entre 5,2 pour cent et 6,7 pour cent des expositions de départ, dans chaque secteur. Les pertes « de second tour » affectent surtout les fonds d’investissement avec un montant de 11,2 pour cent des expositions de départ.
Surtout, la configuration étudiée dans le second scénario défavorable, à savoir l’interaction entre les facteurs liés au risque de transition et des évolutions macro-financières défavorables, pourrait avoir des effets nettement plus négatifs. Les pertes « de premier tour » enregistrées par les banques, les assureurs, les fonds de pension professionnels et les fonds d’investissement s’établissent alors entre 10,9 pour cent et 21,5 pour cent en fonction du secteur, soit deux à trois fois plus que dans le scénario précédent et quatre fois plus que dans le scénario de référence.
Les AES observent cependant que, bien que non négligeable, l’impact de ces pertes sur les fonds propres des institutions financières devrait être atténué par des facteurs qui n’ont pas été inclus dans l’évaluation, tels que les revenus des banques, les passifs des assureurs et des fonds de pension professionnels, et les liquidités détenues par les fonds d’investissement. Elles notent par ailleurs que « compte tenu de la nouveauté des approches méthodologiques et des difficultés liées aux données, les résultats sont entourés d’une grande marge d’incertitude ».
Même si, au final, « les pertes liées au risque de transition ne devraient pas, à elles seules, menacer la stabilité financière de l’UE », selon les termes de la BCE, les résultats de ce premier stress test climatique militent en faveur d’une prise en compte plus exhaustive et plus détaillée de l’impact de la décarbonation dans la politique de gestion des risques des institutions financières. De leur côté, les AES, désormais mieux sensibilisées à cette problématique, doivent mieux contrôler les engagements pris par les professionnels. L’exemple du financement des énergies fossiles par les banques montre qu’il existe encore de gros trous dans la raquette.