L’emploi ralentit encore. Pour un pays accro à la croissance, c’est très mauvaise nouvelle

« Growing the Dwarf »

Cela fait plus de dix ans que le  « peak frontalier » se profile. Le voici qui se matérialise
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 29.11.2024

En juillet dernier, lors d’une conférence (intitulée « Growing the Dwarf ») à l’Uni.lu, Jean-Jacques Rommes a établi le diagnostic d’une « congestion ». L’ancien lobbyiste bancaire estime que le modèle de croissance luxembourgeois bute sur ses limites. Celles-ci sont discutées depuis longtemps, elles deviennent aujourd’hui visibles : Les inégalités croissantes entre la métropole et sa périphérie ; la crise du logement et les transports encombrés ; un appareil d’État et une justice surmenés ; une productivité « amorphe » et une population vieillissante. Mais Rommes persiste et signe : « Abandonner l’idée de croissance économique serait une abdication, [...] une perte totale du contrôle politique et un abandon de notre vision sociale ».

En 1986-1989, au décollage du business de l’offshore, les taux de croissance du PIB avoisinaient les dix pour cent. « Dieu est-il Luxembourgeois ? », s’interrogeait alors Norbert von Kunitzki dans une série d’articles parus en 1988 au Land. La commercialisation de sa souveraineté aura permis au petit État de tirer son épingle du jeu néolibéral. Les « Vingt splendides » s’éteignent avec la crise financière de 2008. Durant les cinq années qui vont suivre, le rythme de croissance du PIB est quasiment nul, avant de rebondir à une moyenne de 2,6 pour cent entre 2013 et 2019.

Le Luxembourg a perdu de sa superbe. Encore lancés par Luc Frieden au début des années 2010, les derniers hypes de la place, comme la finance islamique, l’internationalisation du renminbi, le Freeport et la fondation patrimoniale, ont tous fait pshitt. Quant au marécage des holdings, il commence peu à peu à s’assécher, dix ans après « Luxleaks ». Le nombre de Soparfis recensées par le Statec est passé de 45 613 (en 2019) à 42 777 (en 2023). Parmi les niches qui restent, c’est la moins sophistiquée (et la plus nuisible) qui connaît un boom : La contrebande de cigarettes, officieusement cautionnée par le Grand-Duché. Les Douanes s’attendent à ce qu’elle génère 1,9 milliard d’euros de recettes en 2028.

Le Statec constate une « perte de dynamisme » et « un rythme historiquement faible ». Ces trente dernières années, la croissance annuelle de l’emploi se situait en moyenne au-dessus de trois pour cent. Elle vient de passer en-dessous de la barre de 1 pour cent : 0,9 pour cent entre juillet 2023 et juillet 2024. La machine est grippée, et c’est une très mauvaise nouvelle pour un pays dont le système social est accro à la croissance des cotisations. Seuls l’administration, l’enseignement, la santé et l’action sociale enregistrent encore de fortes progressions, concentrant la moitié des créations d’emploi des deux dernières années. L’autorité de la statistique prédit une reprise « molle »de l’emploi pour 2025, revoyant toutefois ses attentes à la baisse : 1,5 pour cent, au lieu des 2,1 initialement prévus. Et de sortir la boule de cristal : Vers 2027-2028 la croissance de l’emploi devrait dépasser les deux pour cent.

« Dans la construction, le moral des entrepreneurs a subi une chute vertigineuse depuis le début de 2022 », constate le Statec dans ses prévisions pour le budget. Un sinistre bilan : Plus de 3 300 emplois « détruits » depuis le début de la crise immobilière. Quant à la valeur ajoutée brute, elle s’est contractée de 7,2 pour cent sur un an. Le marché des appartements neufs (les Vefas) reste quasi-moribond. Le « paquet de relance pour le logement » a administré une nouvelle dose de stéroïdes fiscaux aux investisseurs. En attendant le retour de ceux-ci, les promoteurs campent sur leur position, rejetant toute décote significative : « L’ajustement s’est fait davantage par l’activité – avec un nombre de transactions en très forte baisse – que par les prix », note sèchement l’Observatoire de l’habitat. (Les ménages privés n’ont, eux, pas eu le luxe de temporiser. Ils ont consenti à baisser leurs prix d’un cinquième, un éclatement de la bulle qui a permis de relancer le marché de l’ancien.)

Quasiment tous les secteurs ont vu l’emploi ralentir, sous l’effet d’une conjoncture internationale maussade. À part la construction, note le Statec, deux autres branches « accentuent » ce freinage : « le secteur financier » ainsi que « les activités spécialisées, scientifiques et techniques ». Dans ce sous-groupe, ce sont « les activités des sièges sociaux » qui encaissent la baisse la plus prononcée (moins deux pour cent sur un an), apprend-on dans le « Conjoncture Flash » de juillet. La baisse est d’autant plus frappante que le headquartering des multinationales était « très dynamique » par le passé. Depuis 2015, elle enregistrait en moyenne une hausse annuelle de douze pour cent.

« Le plus surprenant, c’est le ralentissement dans le conseil, le droit et surtout dans l’informatique », estime Inès Baer, « head of data » à l’Adem. L’agence pour l’emploi veut approfondir la question par des entretiens avec les prestataires. En attendant, Baer avance quelques hypothèses. La dernière vague d’investissement informatique, notamment dans les banques, vient-elle de s’achever ? Des services ont-ils été délocalisés ? L’intelligence artificielle permet-elle aux programmateurs d’être plus efficaces ? (Réponse : Probablement une combinaison de ces différents facteurs, estime Baer.)

« Il a toujours fallu une croissance de l’emploi de l’ordre de trois pour cent pour arriver à contenir le chômage », expliquait la directrice de l’Adem Isabelle Schlesser en février aux députés de la commission du Travail. Quatre mois plus tard, le Statec relève un « paradoxe apparent » : Alors que l’emploi stagne, comment se fait-il que le chômage n’ait pas explosé ? (Le taux de chômage officiel reste « stable » à 5,8 pour cent.) L’institut de la statistique avance une piste plutôt inquiétante, celle d’un chômage invisibilisé, évoluant sous le radar de l’Adem : « Certains chômeurs découragés semblent être passés à l’inactivité (apparente), face à une expiration des droits aux indemnités et un manque de perspectives d’embauche. »

Cette explication ne convainc pas vraiment Inès Baer. Elle avance d’autres hypothèses, à commencer par « les flux migratoires ». De nombreux ouvriers portugais seraient ainsi retournés au pays pour fuir la crise dans la construction. Baer évoque également le télétravail qui « nous fait perdre des talents, notamment dans l’informatique et la finance ». Pour certains frontaliers, il est désormais plus facile de travailler en home office pour des firmes situées à Francfort, Paris ou Bruxelles. (Alors qu’au Grand-Duché voisin, le télétravail est limité à 34 jours par an.) Une analyse que partagent les lobbyistes de l’IT qui se plaignent que le remote work, en reconfigurant la géographie des marchés de l’emploi, ait marginalisé le Grand-Duché. 

Les messages sont contradictoires. Dans un secteur comme celui de la construction, quarante pour cent des entrepreneurs se plaignent des difficultés à recruter. Ce sont les mêmes patrons qui, pris ensemble, ont diminué de six pour cent leur staff. « La pénurie de main d’œuvre reste le défi le plus important », écrit la Chambre de commerce dans son avis sur le budget. Puis de se plaindre que le marché du travail « a connu une croissance des plus modestes ». Les fonctionnaires siégeant au « Haut comité pour l’attraction, la rétention et le développement de talents » sont censés œuvrer à la « fidélisation » des Mozarts de la fiscalité et de la finance. Face à l’éternel gridlock immobilier, ils leur offrent des cadeaux fiscaux.

Dans une interview accordée au début de ce mois à virgule.lu, Serge Allegrezza, indentifie une rupture dans la croissance du PIB : « La progression est cassée, il faut le dire. […] Si on regarde les projections à long terme, on va tourner autour de 1,7 pour cent. Et encore, si vous corrigez avec l’augmentation de la population, on s’approche de zéro. Et cela alors qu’on sort de périodes de trois, voire quatre ou 4,5 pour cent ». L’ancien directeur du Statec voit à l’œuvre « une force de rappel, un frein » : « Peu à peu les engorgements vont être tels que les travailleurs ne voudront plus se déplacer pour venir travailler au Luxembourg. […] Notre réservoir est loin d’être infini. »

« Réservoir », « gisement », la lexicographie l’indique : Le travail des Lorrains fournit le carburant à la machine luxembourgeoise. Or, la source se tarit. Le nouveau rapport du Comité économique et social de la Grande Région prédit un « fort déclin démographique » pour la Sarre et la Lorraine (de l’ordre de neuf pour cent) d’ici 2050. Cela fait plus d’une décennie que le « peak frontalier » se profile. Le voici qui se matérialise  : L’emploi frontalier se replie du côté allemand et belge, et stagne du côté français. Au total, il ne « progresse » que de 0,1 pour cent sur le dernier trimestre. Entre 1986 à 2010, son taux de croissance annuel était de 9,1 pour cent en moyenne. Durant cette période, le nombre de frontaliers s’est vu multiplié par huit. Dès 1979, le Luxembourg monte au combat contre la Commission européenne qui voulait que les frontaliers soient imposés dans leur pays de résidence. Dans les décennies qui ont suivi, le Grand-Duché a tout fait pour saboter l’exportation de « transferts sociaux » au-delà des frontières, et pour ridiculiser les timides revendications de rétrocessions fiscales.

Le Luxembourg profite d’un autre statu quo. Le chômage des frontaliers est pris en charge par le pays de résidence (sauf durant les trois premiers mois). Une situation qui, en soi, est absurde, les frontaliers ayant cotisé au Luxembourg. Paris vient de contre-attaquer dans ce dossier qui traîne depuis 2016 au niveau européen. À partir de l’année prochaine, un frontalier français qui perd son emploi au Luxembourg va voir ses indemnités divisées par deux. Ainsi le veut un accord trouvé la semaine dernière entre les partenaires sociaux français. La notion d’« offre raisonnable » devrait également être révisée. Les frontaliers ne pourraient donc plus refuser un poste au niveau de salaire français. Les syndicats luxembourgeois se mobilisent, dans l’indifférence politique générale. Pourtant, Le Quotidien a raison de parler d’un « choc » qui aura de réelles répercussions sur l’attractivité du Grand-Duché : « Comment, par exemple, assumer un logement très cher près de la frontière en cas de perte d’emploi ? »

Ce n’est que le dernier exemple en date d’une série de mesures unilatérales prises par les pays voisins en difficultés budgétaires, et de plus en plus tentés par le nationalisme. Les gouvernements français et allemand ont ainsi annoncé des contrôles aux frontières, prenant leurs homologues luxembourgeois de court. Le Bundesfinanzministerium a décidé, de son côté, d’imposer les heures supplémentaires prestées au Luxembourg. S’ajoutant à l’humiliation quotidienne des transports, ces vexations pourraient, par leur cumul, finir par rendre le Luxembourg inintéressant comme marché de l’emploi.

Parmi les nouveaux résidents, la frustration est également palpable. Dans une enquête récente de l’Observatoire de l’habitat, soixante pour cent des jeunes locataires se disent insatisfaits de leur statut d’occupation, 56 pour cent souhaitant trouver un logement mieux adapté à leurs besoins. (Le taux de satisfaction atteindrait 97,9 pour cent pour les jeunes propriétaires.) L’Observatoire pointe pudiquement « un manque de perspectives résidentielles des jeunes adultes ». PWC Luxembourg (3 860 salariés) a contourné le problème. « On ne s’attend plus à ce que le problème de l’immobilier soit résolu pour définir la stratégie de notre entreprise ; on part du principe qu’il ne sera pas résolu », énonçait son managing partner François Mousel en décembre 2022 au Land. Le 3 octobre, PWC Luxembourg a inauguré un bureau à Porto, en partenariat avec PWC Portugal : « A new entity entirely dedicated to the Luxembourg financial sector ». 230 jeunes recrues portugaises y travaillent actuellement, PWC comptant atteindre les 700 employés au cours des trois prochaines années.

L’éternel « Wuesstumsdebatt » cache plus qu’il ne révèle. Dans une interview avec le Tageblatt, le Premier ministre promet de garantir le système des retraites « ohne dass wir permanent einen starken Zuwachs von Arbeitsplätzen haben müssen ». Or, il y a un an, dans le Land, sa ministre de la Sécurité sociale annonçait la couleur de la réforme à venir : Ceux travaillant depuis vingt ans devraient commencer à s’adapter à « un système changé » : « Das könnte zum Beispiel eine private Altersvorsorge im dritten Pfeiler sein ». (Les millenials devraient donc, à côté des mensualités de leur crédit immobilier, investir dans une pension complémentaire.)

Déjà dans sa déclaration gouvernementale, Luc Frieden répétait son mantra d’une « croissance durable et inclusive » qui ne serait « pas nécessairement liée à une augmentation du nombre de personnes et du trafic ». Les innovations technologiques et « les nouvelles méthodes de travail » permettraient de générer de la croissance « par d’autres moyens ». En 2016 déjà, Jeremy Rifkin avait fait la même promesse d’une croissance sans « effets secondaires négatifs et indésirables », parmi lesquels son rapport comptait « les problèmes de mobilité, les questions environnementales, la hausse constante du prix des logements », mais également les « défis socioculturels, notamment dans la scolarité et l’éducation ». Rifkin vendait sa vision exaltée d’une « économie de partage », avec ses « prosommateurs », ses «  modèles d’affaires émergents » et ses « plateformes d’intermédiation ». Huit ans plus tard, des faux indépendants roulent à tombeau ouvert sur des Vel’Oh pour livrer des repas pour Wolt, WeDely et Cie.

Le Luxembourg connaît la plus haute productivité par salarié de l’OCDE, et ceci de très loin. Or, depuis la récession de 2008, les gains de productivité sont quasiment tombés à zéro. Cette stagnation revient sans cesse dans les argumentaires des fonctionnaires patronaux. Or, il y a un petit problème méthodologique qui est généralement passé sous silence : Comment mesurer la productivité horaire d’un private banker, d’un compliance officer ou d’un profit shifter ? Essayer de calculer la productivité d’une économie de services financiers, c’est un peu comme essayer de clouer du pudding sur un mur. Tout cela reste donc quelque peu artificiel. Dans le « Conjoncture Flash » de cette semaine, le Statec évoque la croissance irlandaise, pour aussitôt la relativiser : « En Irlande, l’évolution du PIB est extrêmement volatile car largement influencée par les transferts de revenus de sociétés multinationales ». Une remarque qui pourrait également s’appliquer à un autre petit État européen doté d’une place financière surdimensionnée...

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Bernard Thomas
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