Ces dernières années, plusieurs grands services en ligne et réseaux sociaux, Google et Facebook en tête, ont voulu généraliser une politique du « nom réel » pour leurs utilisateurs. Fini les surnoms, pseudonymes, avatars et autres fantaisies : pour profiter des services offerts, il faut accepter de livrer sa véritable identité, ainsi que son genre, son âge et son lieu de résidence. Pour justifier cette politique, ces services évoquaient en général la simplicité, avec la possibilité de s’inscrire d’un clic sur différents services, notamment les sites marchands et les forums, la transparence et la lutte contre l’incivilité, dont on sait qu’elle s’épanouit à l’ombre des pseudonymes.
En réalité, cette demande ne constitue pas une évolution très favorable à l’internaute. Dans un texte publié il y a quelques jours sur Wired, Judith Donath a plaidé avec éloquence pour le maintien du droit à « l’alter ego » en ligne. Elle n’est pas la seule à défendre ce point de vue. En particulier, la généralisation du recours aux réseaux sociaux, qui eux-mêmes imposent de plus en plus un nom réel pour s’identifier sur les forums, est une « fausse bonne idée ».
Certes, pourrait-on faire valoir, lorsqu’on discute avec des amis ou des connaissances, lorsqu’on achète un objet dans un magasin et qu’on le paie avec sa carte de crédit, il n’y a pas d’anonymat non plus. Pourquoi donc devrait-il y avoir la possibilité de s’abriter derrière un pseudonyme lorsqu’on intervient en ligne ?
Judith Donath explique qu’en réalité, dans un grand nombre de situations, c’est bel et bien la possibilité d’utiliser une ou plusieurs identités inventées qui permet de participer à des débats en ligne, que ce soit en posant des questions, en fournissant des avis experts ou en exprimant une opinion. On peut en effet ne pas avoir envie que son nom apparaisse attaché à une discussion sur une pathologie ou un problème psychologique particuliers, sur une plateforme de téléchargement illégal ou encore sur un forum connu pour les opinions politiques extrêmes qui y sont professées. Tout ce qui est publié en ligne reste accessible indéfiniment. Suivant les cas, des excursions en ligne inconsidérées sous son vrai nom peuvent s’avérer particulièrement handicapantes, même des années plus tard, par exemple au moment de rechercher un emploi. Et cela vaut même pour des choses en apparence parfaitement innocentes, comme, suggère Judith Donath, un avis sur telle marque de déodorant qu’on aura déposé sur un forum il y a des années, et qui deviendrait aujourd’hui sujet de moquerie.
Il ne s’agit certes pas d’encourager les avatars pour faciliter la tâche des trolls, qui empoisonnent déjà très efficacement les débats en ligne là où ils le peuvent, à coups d’invectives, arguments spécieux et points Godwin. Mais avec l’expérience, les internautes ont appris à identifier les provocateurs au premier coup d’œil et à ne pas tomber dans leurs pièges, sans compter la possibilité qu’offrent de nombreux sites de signaler les comportements abusifs. A l’inverse, rien n’empêche d’être fidèle à une identité imaginaire qu’on s’est donnée pour participer à telle ou telle discussion et d’accumuler au fil du temps un crédit rattaché à cette identité et à la qualité de ses contributions. Mieux : on constate que c’est une politique libérale en matière de pseudonymes qui permet de rehausser la quantité et la qualité des commentaires dans les discussions en ligne.
Il y a une autre raison de mettre en cause le bien-fondé de l’exigence de Facebook, Google+, LinkedIn et autres réseaux que leurs utilisateurs s’inscrivent sous leur vrai nom. Les raisons invoquées cachent en effet, suspecte Judith Donath, le souhait de ces services de pouvoir mieux « monétiser » l’identité de leurs utilisateurs auprès de leurs annonceurs et par leurs propres départements de marketing. Une identité complète, comprenant âge, sexe, profession et adresse, possède aux yeux de ces derniers infiniment plus de valeur qu’un pseudo auquel on peut, dans le meilleur des cas, rattacher une région géographique du fait de l’adresse IP enregistrée lors de la visite, et un centre d’intérêt lié au sujet de l’interaction.