L’évènement est passé un peu inaperçu, fin mars. Mais la création à Kigali au Rwanda de la Zone de libre-échange continentale (Zlec) entre 44 pays africains est d’une portée considérable : non seulement elle permettra à l’Afrique d’augmenter ses échanges intérieurs et son poids au sein du commerce mondial, mais elle pourrait apporter au continent la paix et la stabilité qui lui font cruellement défaut. Le texte, fruit de deux ans de consultations, a été signé à l’occasion du sommet extraordinaire de l’Union africaine (créée en 2002 sur le modèle de l’Union européenne), mais il faudra encore le faire ratifier par au moins la moitié des pays signataires pour officialiser son entrée en vigueur, qui pourrait intervenir en janvier 2019.
La Zlec est un des étendards de l’« Agenda 2063 » de l’Union africaine, en discussion depuis 2012. Elle vise à créer un marché commun de 1,2 milliard d’habitants, dont le PIB cumulé avoisinerait 3 000 milliards de dollars. Actuellement, malgré une croissance soutenue des économies, le commerce inter-africain ne pèse que quatre pour cent du PIB du continent et vingt pour cent de ses échanges (contre 50 pour cent en Asie et près de 70 pour cent en Europe), soit 120 milliards de dollars selon les estimations les plus optimistes. De ce fait, la part de l’Afrique dans le commerce mondial (3,6 pour cent) est à peine supérieure à son niveau de 1963 (trois pour cent) quand fut créée l’OUA (Organisation de l’Unité africaine), malgré un milliard d’habitants en plus.
Le projet suscite des attentes importantes. Dans un rapport publié en octobre 2017 par l’Union africaine, la Banque africaine de développement et la Commission économique pour l’Afrique de l’Onu, on peut lire que l’élimination des barrières douanières entre tous les pays africains pourrait entraîner à l’horizon 2022 une hausse de plus de la moitié des échanges commerciaux intra-africains par rapport à leur niveau de 2012. Plus de 80 pour cent de la croissance viendra des exportations industrielles vers d’autres pays africains, contenant une plus forte valeur ajoutée que les exportations de matières premières qui constituent toujours l’essentiel du commerce avec le reste du monde. Les salaires réels des travailleurs non-qualifiés sont également attendus en hausse, ainsi qu’un « déplacement des emplois de l’agriculture vers les secteurs non-agricoles », confirmant le développement rapide des activités de services.
La Zlec permettra à l’Afrique d’avoir à l’OMC un poids équivalent à celui de l’Inde, alors que les voix africaines, entendues séparément, seraient ignorées. Non contente de favoriser les échanges locaux (développer les exportations entre pays africains deviendra moins cher que de vendre en dehors du continent) une grande zone non tarifaire est aussi plus attrayante pour les investissements directs étrangers. La Zlec est également supposée permettre l’adoption de normes communes plus simples, ce qui changera la façon dont les marchés locaux fonctionnent. Tout en introduisant un certain degré de protection en faveur des productions africaines, elle stimulera la concurrence, dans des pays où le cloisonnement actuel fait trop souvent le lit de monopoles et oligopoles inefficaces et coûteux.
Mais pour parvenir à réaliser ces objectifs ambitieux, le chemin ne sera pas semé de roses.
Sur le plan juridique, il faut concilier son existence avec les zones commerciales actuelles, comme la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ou la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qu’elle a vocation à remplacer à terme. La question concerne également l’Union européenne, qui a conclu des Accords de partenariat économique (APE) avec les États africains dans le cadre des différentes configurations régionales.
Sur le plan politique plusieurs acteurs majeurs restent pour l’instant à l’écart. Onze pays sur les 55 membres de l’UA n’ont pas signé l’accord de Kigali, dont les deux principales économies africaines, le Nigeria (carrément absent du sommet) et l’Afrique du Sud. Les autres réfractaires sont le Bénin, le Botswana, le Burundi, l’Érythrée, la Guinée-Bissau, le Lesotho, la Namibie, la Sierra Leone et la Zambie. Comment s’expliquent leurs réticences ? Même parmi les signataires, de nombreux États trouvent que les choses vont trop vite et qu’une mise en œuvre de la Zlec dès 2019 n’est ni opportune ni réalisable. Ils en redoutent les possibles effets négatifs, car les arguments en faveur de la libéralisation du commerce intra-africain insistent sur les gains globaux et à long terme.
Le premier point est contesté. « Il y aura des gagnants et des perdants » a déclaré un officiel, pour qui en réalité tous les pays ne profiteront pas de manière égale des bienfaits du libre-échangisme, en prenant l’exemple de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) : selon une étude publiée en 2014, en vingt ans le commerce intra-bloc avait augmenté de 188 pour cent au Mexique mais seulement de onze pour cent au Canada.
Par ailleurs, certains pays ou secteurs connaîtront à coup sûr des effets négatifs à court terme. « Beaucoup de gens pensent que le commerce international est bon pour tout le monde. Hélas, ce n’est pas le cas. L’analyse économique la plus conventionnelle suggère qu’au moins une section à l’intérieur d’un pays – parfois même une large section – sort perdante du libre-échange », expliquait en mai 2007 le prix Nobel d’économie Paul Krugman. C’est pour éviter une trop importante « destruction créatrice » à court terme que les industriels nigérians ont fait pression sur leur gouvernement pour qu’il reste en dehors de l’accord, du moins tant que certaines garanties et protections ne lui seront pas accordées.
Ces craintes (inégalités de bénéfices entre pays, lourds effets négatifs à court terme) tiennent notamment au fait que de nombreux pays ne possèdent pas d’économies suffisamment diversifiées pour bénéficier rapidement de la libéralisation commerciale de l’Afrique.
Selon le magazine Jeune Afrique, au Maroc, en Tunisie et en Afrique du Sud, les trois quarts des exportations sont éparpillées entre 75 à 85 lignes de produits différents, suivant la Classification type pour le commerce international (CTCI). Au Kenya il y encore 40 lignes, mais une seule (le pétrole) suffit pour le Soudan du Sud, l’Angola, le Tchad, le Nigeria, la Libye et le Congo-Brazzaville.
« La vérité, statistiquement établie, est que chacun de nos États membres et le continent dans son ensemble tireront un bénéfice immense de la mise en place de la Zone de libre-échange », a déclaré Moussa Faki Mahamat, président tchadien de la Commission de l’Union africaine, soulignant que les promoteurs ont prévu des mesures d’accompagnement, comme le protocole de libre circulation des personnes sur le continent. Mais ce dernier n’a été signé que par 27 pays seulement.
L’instauration d’une zone de libre-échange aura sans doute un effet positif sur la bureaucratie qui est une des plaies de nombreux États africains et entrave leur décollage économique. Mais elle ne leur suffira pas à surmonter d’autres graves handicaps susceptibles d’empêcher la Zlec de réaliser ses ambitieux objectifs.
Le principal, sur le plan économique est la faiblesse des infrastructures (routières et ferroviaires notamment) indispensables aux échanges. La Chine, qui cherche à accroître son emprise sur l’Afrique, investit dans ce domaine comme elle le fait avec la « Route de la soie » en direction de l’Europe, mais les efforts restent insuffisants.
Il faut aussi compter avec les problèmes sociaux (R.D. Congo), les conflits ethniques, une situation politique toujours fragile dans les régions où les islamistes tiennent des positions importantes (Libye, pays du Sahel, Nigeria), les successions difficiles qui s’annoncent dans d’autres (Algérie) et le manque général de démocratie.
L’économie informelle est considérable, pesant selon les pays de 30 à 60 pour cent du PIB. officiel et encore davantage en termes de population active. La corruption reste également un mal endémique : 33 pays africains se classent au-delà de la centième place sur les 175 notés par l’ONG Transparency International en 2017.
Lors de l’inauguration de l’Organisation de l’Unité Africaine (qui a précédé l’Union Africaine) en mai 1963, l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié avait prononcé un discours prémonitoire en déclarant que « ceux qui parlent de l’Afrique, de son avenir et de sa place au XXe siècle le font sur des tons sépulcraux. Ils prédisent les dissensions, les luttes fratricides et le chaos pour notre continent. Par nos actes, jetons-les dans la confusion ». Bien que tardive, la création de la Zlec fait partie de ces actes.