d’Lëtzebuerger Land : Est-ce que, au début du XXIe siècle et d’une nouvelle décennie, en pleine révolution numérique et alors que s’annoncent l’arrivée de l’intelligence artificielle et la robotisation croissante du monde du travail, le contrat de travail à durée indéterminée (CDI) doit demeurer la norme en droit au Luxembourg ?
Dan Kersch : Du point de vue légal, le CDI est certainement la norme. Le problème est que la pratique risque de mener le texte à l’absurde. Heureusement, nous avons obtenu dernièrement plusieurs jurisprudences qui établissent elles aussi qu’effectivement, le CDI est la norme et qu’on ne peut pas si facilement avoir recours à des CDD (contrats à durée déterminée) avec l’argument d’une simple surcharge de travail. Mais nous constatons qu’il y a une augmentation des CDDs et, surtout, de travailleurs intérimaires, qui ont souvent des contrats de plus en plus courts, parfois d’une semaine, voire seulement deux ou trois jours – avec tous les problèmes que cela implique pour les concernés. Voilà les faits, que personne ne conteste.
Le patronat estime pourtant que le droit du travail est beaucoup trop rigide. Le discours ambiant veut que, dans la « start-up-nation », il faut être mobile, s’adapter, être conscient qu’on ne peut pas avoir une carrière stable pour toute une vie, comme c’était l’idéal à la fin du siècle dernier, mais changer souvent de poste et de statut, pourquoi pas aussi s’établir à son compte. Comment est-ce que l’État peut à la fois « accompagner la mobilité » (comme le promet l’accord de coalition) et garantir les droits des travailleurs ?
Le droit du travail n’est pas une fin en soi. S’il est si « rigide », comme le fustigent certains, cela a ses raisons : l’État a toujours dû réagir à des développements négatifs en renforçant la législation. Les fonctions de ce droit sont de deux ordres : premièrement, il permet aux entreprises de travailler sous ces conditions au Luxembourg et de les protéger vis-à-vis de toute concurrence déloyale. Et de l’autre il permet de protéger les droits des salariés, qui sont le maillon faible vis-à-vis de certains patrons sans scrupules. Si on nous reproche aujourd’hui que le droit du travail est trop rigide, il faut rappeler que c’est la réponse à des évolutions négatives que nous avons constatées ces dernières décennies.
Qu’en est-il des petites entités, je pense aux start-ups ou au secteur créatif par exemple, qui sont les premiers à demander plus de flexibilité dans l’engagement de personnels ?
Un des problèmes actuels est justement qu’on argumente avec les besoins des petites entreprises pour pouvoir ensuite abolir des droits acquis dans les grandes boîtes. C’est une de mes grandes préoccupations : j’ai beaucoup de compréhension pour les petites entreprises qui se lancent et leurs besoins, mais cela ne doit pas nous ramener en arrière dans les grandes firmes.
Comme de la révolution industrielle il y a un siècle, la numérisation devrait engendrer des gains de productivité, qui devrait aller de pair avec une réduction du temps légal de travail. Dans la campagne électorale de 2018, le LSAP était en faveur de la sixième semaine de congés, mais vous n’avez réussi à augmenter le congé que de deux jours dans ce programme de coalition (un jour de congé légal, plus le jour férié de la journée de l’Europe). Une réduction du temps de travail plus importante reste-t-elle une ambition ?
Cette question des retombées de la productivité ne se pose pas seulement depuis que nous parlons de digitalisation. Une relation de travail lie toujours un patron qui veut faire prospérer son entreprise et un salarié qui veut organiser sa vie. Et cette relation est basée sur un prix, qui se paie en temps et en argent. Alors il n’y a que deux possibilités de rétribuer une augmentation de la productivité : soit par une réduction du temps de travail, soit par une augmentation du salaire. Toutes les luttes syndicales des dernières décennies concernaient soit le temps de travail, soit le salaire. Le LSAP était modeste dans ses revendications lors des négociations de coalition, mais je reste d’avis que les gains de productivité de la numérisation doivent être équitablement partagés : Sans conteste, une partie doit aller au patron qui investit, une deuxième partie doit aller dans la modernisation de l’entreprise – ce qui est dans l’intérêt du patron et des salariés –, et une partie de ce gain doit aussi aller au bénéfice du salarié. Si cette équation est en équilibre, alors on avance. Sinon, on a des problèmes dans la société et dans la politique en général. Au-delà, l’arrivée des nouvelles technologies et la robotique posent aussi des questions fiscales, sur l’imposition du capital et du facteur travail ou des nouvelles méthodes de travail.
Un problème majeur de l’économie au Luxembourg est actuellement le trafic, respectivement la congestion des moyens de transports, publics ou privés : difficile de faire venir les salariés, qu’ils soient autochtones ou frontaliers, à leur poste. Une des solutions envisagées serait le télétravail, d’instaurer par exemple des « coworking-spaces » décentralisés, voire de l’autre côté de la frontière – qui est possible en France sur 29 jours par an depuis cette année. Dans une interview donnée lundi au Quotidien, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) espère ainsi voir diminuer le trafic de 30 000 à 40 000 voitures. Le télétravail est-il la panacée ?
Déjà en tant que ministre de la Fonction publique (lors de la précédente législature, ndlr.), j’avais lancé un projet-pilote de télétravail, qui a eu un écho extrêmement positif : on avait escompté qu’une centaine de personnes y participerait, mais d’après ce que je sais, il y en a beaucoup plus actuellement. Je ne vois le télétravail ni uniquement du point de vue d’une réduction du trafic, ni de celui de l’équité fiscale – bien qu’il faille aussi résoudre la question de l’imposition du travail effectué pour une entreprise luxembourgeoise de l’autre côté de la frontière. Mais j’y vois des enjeux fondamentaux concernant les droits des salariés, comme le droit à la déconnexion, la comptabilisation du temps de travail, l’intimité du domicile ou l’individualisation croissante des salariés… C’est donc une question beaucoup plus complexe que cela, qui a aussi des aspects philosophiques fondamentaux. Je mets en garde de n’y voir qu’une solution pour lutter contre les embouteillages.
En 2019, le dialogue social fut menacé par le patronat, qui, selon le nouveau président de l’Union des entreprises (UEL) Nicolas Buck, avait l’impression d’avoir été « niqué depuis quarante ans » par les syndicats et le gouvernement (voir d’Land du 15.11.19), et boudait les discussions tripartites au sein du Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE). Par quelle ruse avez-vous réussi à les faire revenir en décembre ?
Ce n’était pas une ruse… Je crois qu’il s’agit essentiellement d’une question de personnes, d’un changement de responsabilités à la tête de l’UEL et des syndicats, et la tentative de proposer de nouvelles méthodes de dialogue. Je dois dire que je ne suis pas foncièrement contre de nouvelles méthodes, si elles peuvent faire avancer le débat, pourquoi pas les essayer ? Mais le geste de la chaise vide a été vu comme une provocation et la réaction des syndicats était à l’avenant. Le gouvernement a pleinement joué son rôle de conciliateur et je suis satisfait que nous ayons réussi à faire revenir tout le monde autour de la table afin de discuter, de manière controverse certes, mais de contenu en décembre.
Quelle est la suite de ces discussions du CPTE ?
Le gouvernement s’est vu confier une mission pour cette année, à savoir de proposer ses visions en matière de « work-life balance », plus concrètement en ce qui concerne le « congé parental plus » et le droit au travail partiel. Je vais accorder mes violons avec la ministre de la Famille Corinne Cahen (DP), avant de retourner au CPTE, où nous aurons aussi le travail intérimaire à l’ordre du jour.
Donc ce sont toujours les mêmes questions qui vous préoccupent, tournant autour de ce difficile équilibre entre sécurité et flexibilité au travail ?
Oui. La flexibilité n’est pas à sens unique. D’une part, ce sont les patrons qui la demandent à leurs employés, pour des raisons évidentes. Mais la flexibilité est d’autre part désormais aussi une revendication qui vient des salariés, demandant de pouvoir travailler autrement, selon des horaires plus mobiles par exemple, et on doit aussi réagir à cela. Il y a eu une réforme en 2017, qui permet déjà beaucoup plus de flexibilité, en étendant la période de référence au-delà de quatre mois, si c’est négocié via contrat collectif.
Le LSAP a réussi à imposer une augmentation de cent euros nets du salaire social minimum (SSM) dès le début de la législature. Or, malgré toutes les mesures de redistribution sociale, 18 pour cent des résidents se trouvent en-dessous du seuil de pauvreté au Luxembourg, certains d’entre eux sont des « working poor », souvent des monoparentaux qui élèvent seul un ou plusieurs enfants. N’est-ce pas dramatique ? Et que faites-vous contre cela ?
Il faut toujours relativiser les statistiques. J’ai formulé cela de manière un peu salope en disant que je préférerais vivre sous le seuil de pauvreté au Luxembourg qu’avec 90 pour cent du salaire médian en Roumanie. Néanmoins, c’est inquiétant que, malgré toutes les mesures redistributives, nous vivions dans une société qui se disloque rapidement. En tant que ministre du Travail, mon rayon d’action est limité. Au-delà d’intervenir sur le salaire social minimum, qui est du domaine politique, nous n’allons pas fixer de salaires minima par secteur par exemple, notre tradition n’est pas interventionniste sur ce plan-là. Mais nous constatons qu’il y a de plus en plus de salariés qui touchent le SSM, il y en a désormais plus de 60 000, dans les secteurs comme l’horeca, le nettoyage ou la construction, souvent dans les petites entreprises.
En ce qui concerne les working poor, nous ne pouvons que constater que les salaires n’augmentent pas à la même vitesse que les frais, notamment du logement. Un des moyens d’intervention politique que nous ayons est la fiscalité. Dans ce domaine, les trois partis de la majorité (LSAP, DP, Verts, ndlr.) sont d’avis qu’il faut lutter contre ce phénomène, qui frappe notamment les monoparentaux. Cela sera le principal accent de la réforme fiscale à venir.
Justement, dans le domaine de la fiscalité, vous mettiez toujours en garde, lors des discussions pour le plan climat, contre l’émergence de « gilets jaunes » au Luxembourg, parce qu’une « taxe carbone » touche toujours en premier les classes populaires. Une crainte légitime ?
Bien sûr : ce sont toujours les bas salaires qui sont proportionnellement les plus frappés par ces mesures. Une augmentation des accises sur l’essence ou une taxe carbone ne fait pas trop mal à ceux qui roulent en grosse berline et ont des salaires confortables, mais grèvent vraiment un revenu disponible déjà modeste. Donc je suis très fier que nous ayons trouvé ce consensus dans la politique climatique qui impose, dans la loi, une compensation sociale de toute mesure en faveur du climat – ce qui nous permet de concilier les deux priorités politiques. Pour moi, il s’agit de la mesure la plus importante qu’il y ait dans la loi sur le climat.
La réforme fiscale annoncée est actuellement l’objet de tous les désirs. On n’en sait que très peu – que les classes d’impôts seront abolies –, mais les uns s’attendent à des augmentations d’impôts (fonciers, sur la fortune, introduction d’un droit de succession en ligne directe…) et les autres à des baisses, notamment les entreprises. Pouvez-vous en dire plus ?
L’accord de coalition promet que l’impôt sur le revenu des collectivités baisserait d’un pour cent. Cela a été fait. Après, nous allons voir ce qu’il faut encore faire dans ce domaine-là. S’il faut encore délester les petites entreprises, le LSAP ne s’y opposera pas, parce qu’ils sont vitaux pour notre économie et il serait malsain de ne dépendre que de la place financière. L’impôt foncier sera lui aussi réformé dans le cadre de cette réforme fiscale, mais pour qu’il puisse l’être, nous avons besoin des outils de planification que sont les plans d’aménagement généraux. La ministre de l’Intérieur (Taina Bofferding, LSAP) a bien fait de ne plus étendre le délai de soumission des PAG pour les communes, nous en avons besoin maintenant.
Le chômage s’établit actuellement légèrement au-dessus de cinq pour cent au Luxembourg. Est-ce un taux jugé incompressible ?
Oui. Le chômage, surtout au Luxembourg, dépend beaucoup de la conjoncture, qui est bonne en ce moment. Nous pouvons surtout intervenir sur les problèmes structurels, et pour cela, je crois pouvoir dire que l’Adem fonctionne bien aujourd’hui. Nous investissons dans le travail plutôt que dans l’inactivité, en misant sur la formation des demandeurs d’emploi. Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les gens qui, malgré tous leurs efforts, n’arrivent pas à réintégrer le premier marché de l’emploi. Je pense par exemple à ceux qui sont dans une mesure de reclassement et sont stigmatisés à cause de cela : voilà un know-how que nous devons activer en les réintégrant dans les entreprises.
L’Adem a aussi à charge d’« activer » les personnes qui touchent le nouveau Revis, ancien RMG. Est-ce que vous en avez tiré un premier bilan ?
La réforme du Revis fut la raison de l’augmentation du taux de chômage à un certain moment : l’Adem a dû évaluer les compétences des bénéficiaires du « revenu d’inclusion sociale » afin de définir s’ils pouvaient réintégrer le marché du travail ou pas. Mais cette situation est en train de se normaliser. Ce qui m’inquiète beaucoup plus en tant que ministre de tutelle de l’Adem, c’est la directive européenne qui nous demanderait de suivre les travailleurs frontaliers perdant leur emploi au Luxembourg. Je ne parle pas d’argent, nous indemnisons déjà maintenant les chômeurs frontaliers après une perte d’emploi au grand-duché, en virant cet argent aux agences d’emploi à l’étranger. Je parle surtout de moyens humains pour les encadrer, que nous n’avons pas. Depuis que je suis ministre du Travail (en décembre 2018, ndlr.), nous avons déjà engagé 80 personnes supplémentaires à l’Adem. Chaque employeur récurrent a désormais sa personne de contact fixe, et j’aimerais arriver à ce que chaque demandeur d’emploi ait aussi son agent de référence, qui le suive tout au long de son parcours. Bruxelles devrait comprendre la spécificité du marché du travail luxembourgeois et sa grande ouverture, avant d’imposer une telle prise en charge de tous les travailleurs frontaliers.
Le Luxembourg n’est pas hermétique aux questions de traite d’êtres humains non-plus : il y a eu des cas très médiatisés d’esclavagisme dans le secteur de la restauration et de l’hôtellerie récemment. Que fait l’État pour y remédier ? L’Inspection du travail et des mines (ITM), chargée de la surveillance du marché du travail, n’est-elle qu’un tigre de papier ?
Dès que j’ai eu connaissance de ces dossiers, j’ai confirmé mon instruction à l’ITM de faire les contrôles sur place et de saisir la police et le Parquet dès le moindre soupçon de traite d’êtres humains. Ils ont fait le nécessaire. Le patron encourt une amende administrative. Mais je veux souligner aussi que l’ITM recrute massivement sous ma responsabilité. Nos étions très loin de toutes les normes européennes en vigueur en ce qui concerne les organes de contrôle : normalement, il faudrait un inspecteur sur 10 000 emplois. Nous en sommes actuellement à 29, dont huit ont prêté serment en 2019. Selon notre marché de travail, nous devrions en compter au moins 42, et je me suis donné comme objectif d’atteindre une équipe de soixante inspecteurs. Tous passent par une formation avec la Justice et la police, qui leur apprend à détecter le moindre symptôme indiquant qu’il y a traite humaine. Mais il est vrai que nous n’avons pas de statistiques des contrôles que nous effectuons et des conséquences de ces contrôles.