Il a le regard perçant d’un bleu clair auquel il assortit ses chemises, se dit plutôt timide et affirme devant tous les micros qu’il ne saurait être considéré comme xénophobe puisque sa femme est d’origine italienne (naturalisée l’année dernière). Il est enseignant du secondaire en géographie, fait donc partie de cette fonction publique dont le syndicat a toujours combattu toute ouverture aux non-Luxembourgeois, et a réussi à fédérer, en quelques mois seulement, près de 6 000 mentions « j’aime » sur la page Facebook de son initiative pour le non à la question de l’ouverture du droit de vote aux étrangers aux législatives. En deux mois, Fred Keup l’anonyme, est devenu l’incarnation de ces opposants à une plus grande participation politique que seuls les membres et mandataires de l’ADR osent encore afficher. Lui et son collègue Steve Kodesch, qui ne se montre jamais, et dont les détracteurs soupçonnent une proximité un peu trop grande aux milieux d’extrême-droite, notamment des Lëtzebuerger Patrioten (ce que l’initiative Nee2015.lu nie virulemment), sont devenus en deux mois des stars médiatiques. Sans aucun autre mandat que cette adhésion sur les réseaux sociaux, Fred Keup a pu discuter avec le ministre de la Justice Felix Braz (Les Verts) à télévision ou avec Laura Zuccoli, la présidente de l’Asti, à la radio. Il anime le débat sur Facebook et actualise leur page internet, écrit des communiqués demandant que le non soit mieux pris en compte dans les débats publics et ne rechigne pas à distribuer des tracts devant les salles de réunion s’il n’est pas invité. Il est devenu le visage du non. Le slogan de son initiative pourtant est : « Nous sommes le centre politique », et le site publie fièrement tous les résultats de sondages qui indiquent que ce camp, le refus du droit de vote aux étrangers, pourrait l’emporter, ne serait-ce que de trois pour cent.
Si la campagne officielle se déroule « Ohne Begeisterung, ohne Leidenschaft » (« sans enthousiasme, sans passion », d’Land du 22 mai), que les mandataires politiques envoyés par leurs partis respectifs y débitent sagement les argumentaires préparés, les vraies passions se déchaînent sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, des blogs personnels ou les forums de discussion des médias. C’est peut-être la première campagne électorale dans laquelle cette discrépance est aussi marquée. Peut-être est-ce aussi une conséquence du manque d’engagement dont font preuve les mandataires et les membres des partis. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une campagne dont personne ne voulait vraiment. Qu’Etienne Schneider, le Vice-premier ministre et ministre de l’Économie socialiste, ne connaisse pas les conditions exactes qu’il faut remplir pour pouvoir voter (lors d’une conférence à la Chambre de commerce le 25 avril), n’en est alors qu’une illustration ; il fut pourtant lui-même à l’origine de cette idée, il y a deux ans, au même endroit.
Comme Etienne Schneider, tout le gouvernement est d’avis qu’il s’agit de décider le 7 juin des grands principes sur le modèle politique du Luxembourg et non de régler les questions de détail, qui le seront par voie législative ordinaire. Mais pour la majorité parlementaire, l’accès des jeunes et des non-Luxembourgeois est aussi une question de nation branding (voir page 2-3) : les quadras dynamiques à la tête du gouvernement veulent afficher un pays ouvert, précurseur sur les questions sociétales (mariage homo, euthanasie, avortement,...) et politiques. Si la presse internationale salue le fait que le Premier ministre Xavier Bettel ait pu se marier publiquement avec un homme durant l’exercice de son mandat, elle pourrait aussi souligner le fait que le Luxembourg est un des premiers pays du monde à ouvrir les élections législatives à tous les résidents – c’est toujours un bon point à corriger l’image de paradis fiscal. Le magazine économique PaperJam s’est allié, comme le Luxemburger Wort, à cette militance pour le oui, faisant surtout intervenir des décideurs économiques et culturels. La plate-forme Minté (migrations et intégration), fédérant une vingtaine d’associations actives sur le plan social, syndical ou d’aide aux non-Luxembourgeois, essaie de décliner les avantages d’un élargissement de la base électorale pour la démocratie durant les soirées de débat ou par des spots et campagnes-images placés dans la presse et dans les réseaux sociaux. Ces deux dernières semaines, c’est comme si une deuxième étape de mobilisation avait eu lieu pour le oui, peut-être aussi suite aux joutes verbales violentes qui se déroulent en-ligne.
Car le profil des deux camps est cette année beaucoup plus clair qu’il ne l’était en 2005, lors du référendum sur le projet de constitution européenne. À l’époque, le camp du non regroupait des extrêmes, de gauche et de droite, refusant ce texte par peur qu’il ne soit anti-social. Cette fois, la division est beaucoup plus nette. À l’exception du parti communiste, qui appelle à voter blanc, ceux qui sont au centre et à gauche sur le spectre politique sont pour une approche plus généreuse, alors que toute la droite est opposée au texte, du CSV en passant par l’ADR jusqu’aux extrêmes plus atomisés. Cette division traverse aussi les partis. Mais les voix de ces « Luxembourgeois d’en bas » se fait de plus en plus forte, et, surtout, de plus en plus agressive et xénophobe : « Monsieur et Madame tout-le-monde », qui se sentent laissés-pour-compte de la modernisation du pays et de la globalisation, se plaignent de leur exclusion du marché du travail, de leur perte de repères (langue, symboles,...) et craignent que le Luxembourg abandonne sa souveraineté en ouvrant trop grandes ses portes. Ils diabolisent le camp du oui comme étant l’agent des étrangers et de dangereux gauchistes, et s’affirment conservateurs et patriotes, protecteurs des valeurs d’un pays que le oui risquerait de trahir. Leurs arguments offrent un grand relevé de crispations identitaires pleines d’émotions que les défenseurs du oui essaient de démonter une à une, avec des chiffres (seulement 35 000 non-Luxembourgeois rempliraient toutes les conditions pour pouvoir voter aux législatives de 2018, selon le Politmonitor TNS-Ilres).
La dichotomie centre-gauche/droite dans la campagne se décline aussi en une dichotomie jeunes/vieux : les principales organisations de jeunes des partis, LSAP, Verts, DP et même du CSV (qui s’oppose ainsi à son parti-mère), sont pour un large partage des processus décisionnels, avec les jeunes à partir de seize ans et avec les non-Luxembourgeois. Mais ces jeunes ont plus de mal à se faire entendre dans un espace public dominé par les seniors. Ainsi, l’appel des artistes émanait de Claude Frisoni, directeur à la retraite du Neimënster et visiblement un peu déconnecté de la scène artistique aujourd’hui : les moins de cinquante ans étaient l’exception parmi les signataires. Un autre groupe absent dans la sphère publique sont les femmes : à quelques exceptions près (Laura Zuccoli, Danielle Igniti), on ne les entend guère se prononcer ni pour l’un, ni pour l’autre camp. Pourtant, elles représentent assez exactement la moitié de la population et ont le droit de vote depuis presque cent ans.