Deux giga-chantiers européens au Kirchberg, celui du Parlement et celui de la Commission, pour 850 millions d’euros en tout, stagnent actuellement

Les trous de l’Europe

d'Lëtzebuerger Land vom 12.04.2013

Deux ans. Cela fait plus de deux ans maintenant que Bertrand Schmit bataille avec l’État luxembourgeois et la Commission européenne afin de clarifier les conditions du contrat de maîtrise d’œuvre pour la construction du futur Jean Monnet 2, bâtiment dans lequel seront centralisés, à terme, tous les services de la Commission installés au Luxembourg. Bertrand Schmit est architecte, a une histoire longue de trois décennies au grand-duché, son bureau Architecture & Aménagement a construit des bâtiments qui ont marqué le conscient collectif, comme le centre sportif à Walferdange ou le centre pénitencier à Schrassig. « Mais je n’ai pas travaillé durant trente ans pour faire faillite avec ce projet-ci ! » s’exclame-t-il.

Quand il a appris, fin 2010, que le projet qu’il avait conçu avec ses partenaires allemand (JSWD) et français (Chaix & Morel), venait de remporter le premier prix du concours international d’architecture, il était d’abord très fier. « Un projet comme ça, tout le monde rêve de le construire, » estime-t-il, persuadé que son association très européenne avait tout bon. Tout en ajoutant que s’il avait eu connaissance des conditions du contrat au début du concours, leur association d’architectes n’aurait probablement pas participé, « ni mes collègues des autres bureaux d’ailleurs, » ajoute-t-il. Ce que certains de ces concurrents confirment, jugeant qu’il est simplement impossible de travailler à ces prix de dumping imposés par la Commission. En cause : les barèmes d’honoraires prévus dans le contrat, beaucoup trop bas selon les intéressés. Pour huit pour cent du budget global de la construction, le maître d’ouvrage européen – qui a délégué sa mission à l’État luxembourgeois –, demande aux architectes non pas le simple travail de conception du bâtiment, du dessin des plans détaillés ou de la coordination du chantier, mais une liste de plusieurs dizaines de missions à sous-traiter avec d’autres spécialistes, notamment des ingénieurs (génie civil, thermique, sanitaire, énergie, hygiène, acoustique, accessibilité, data center,...) Des exigences auxquelles personne ne pourrait répondre sans travailler à perte, affirment plusieurs architectes. Selon les calculs de Bertrand Schmit et de ses associés, il faudrait prévoir des honoraires de l’ordre de 14,7 pour cent du budget pour tous les intervenants afin de pouvoir raisonnablement réaliser les différentes missions.

Une longue gestation Depuis 1975 déjà, la Commission européenne occupe le bâtiment Jean Monnet au Kirchberg, cette boîte brune hideuse très datée et qui a mal vieilli – une ville dans la ville, complètement refermée sur elle-même. Le bâtiment avait été conçu pour une durée de vie de 25 ans et est à bout. Au fur et à mesure des élargissements, il est en plus devenu trop petit, ne pouvant accueillir que 1 900 des quelque 3 500 agents qui travaillent au Luxembourg, de plus en plus de services ont dû être relogés dans des bâtiments de bureaux éparpillés à travers la ville. Dès 2002 commencent les pourparlers entre la Commission et le gouvernement luxembourgeois afin de prévoir une nouvelle construction – essentielle pour cimenter la présence d’une partie des services de la Commission au grand-duché. Le Luxembourg se dit prêt à mettre à disposition de le CE une nouvelle parcelle de terrain constructible pour un euro symbolique – une parcelle d’une valeur de marché actuelle de quelque 300 millions d’euros, affirme un porte-parole de la CE. En 2009, un accord régissant les principaux axes de cette coopération entre parties est signé en grande pompe : outre cette mise à disposition gracieuse du terrain, le Luxembourg agira en maître d’ouvrage du projet qui se construira en deux phases et le préfinancera avant de le remettre clés en main à la Commission, qui l’achètera dès la fin du chantier. Le futur nouveau site aura une vocation symbolique, ce sera un « bâtiment-phare, à l’instar du Berlaymont à Bruxelles » lit-on dans le communiqué publié à l’époque. Dans lequel il est également noté que « les autorités luxembourgeoises » mettaient « tout en œuvre pour que le nouveau bâtiment voie le jour à l’horizon 2015. » Au moins sur ce point, c’est râpé, car il n’y a même pas encore l’ombre d’un début de chantier, alors que, rien que pour la première phase, la durée du chantier est estimée à 72 mois.

En mars 2010 est lancé un appel à candidatures pour le concours d’architecture dans le Journal officiel de l’Union européenne. Mission : réaliser 76 000 mètres carrés de surface de bureaux pour 1 900 postes de travail en une première phase sur un terrain adjacent à l’actuel Jean Monnet 1 (sur la parcelle qui fait fonction de parking au-dessus de la Chambre de commerce), puis, lorsque les agents du JM1 auront déménagé vers le JM2, construire une deuxième phase de 44 000 mètres carrés pour encore une fois mille postes de travail sur le site du JM1, qui sera alors démoli. Si 12 000 mètres carrés peuvent paraître énormes, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : en sous-sol, il faudra construire un parking souterrain d’un millier de places, le site compte des auditoires, mais aussi des courts de tennis et même une piscine de 25 mètres... C’est pharaonique.

Les architectes retenus, ils sont huit bureaux, dont des stars comme Christian de Portzamparc ou Norman Foster, ont entre juillet et le 29 octobre 2010 afin de concevoir leurs réponses aux défis imposés – sans que les conditions exactes ne soient encore connues. Et c’est là que la bât blesse actuellement : le projet de contrat avec sa trentaine de pages n’a été déposé par le ministère du Développement durable que le 7 octobre, trois semaines avant le rendu, soit durant la phase chaude de la conception, où les architectes avaient la tête dans le guidon, pas à même de lire des dizaines de paragraphes élaborés par des juristes, se disant (à tort comme ils le savent aujourd’hui) que cela allait être correct, ou du moins dans les normes.

Le jugement Dès début décembre 2010, le problème des honoraires inadaptés se pose : le jury de sélection, présidé par l’architecte Adrian Meyer, rend attentif au problème des honoraires et fait expressément acter dans son rapport officiel que, vu la complexité et l’envergure du chantier, il est impossible de le réaliser pour ce tarif de huit pour cent proposés par la Commission, et soulignant que ce point n’était pas connu, pas même aux jurés, au début du concours. Il attribue unanimement le premier prix à JSWD avec Chaix & Morel et Architecture & Aménagement, en vante l’intégration urbanistique claire, la cohérence des architectures extérieure et intérieure, le confort de l’utilisateur ou encore le concept énergétique novateur. Une semaine avant la conférence de presse qui se déroula dans l’euphorie générale le 16 décembre, les architectes sont appelés au ministère pour être informés de leur premier prix et discuter de ce différend en ce qui concerne les honoraires. Les architectes proposent plusieurs solutions possibles – réaliser moins de missions pour cette somme, les subdiviser entre plusieurs prestataires payés correctement, ne livrer que les plans jusqu’à l’avant-projet détaillé, travailler avec une entreprise générale qui puisse prendre en charge le suivi du chantier... Aucun accord n’est trouvé à ce moment-là, mais une issue semble néanmoins encore possible.

À partir de là, c’est le marathon à travers les institutions, de réunions au ministère du Développement durable et des infrastructures (MDDI) en passant par des tentatives de protestation ou de médiation de la part de l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI), jusqu’à deux réunions avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker himself, qui promet de tout faire pour trouver une solution. Car certes, si aussi bien la Commission européenne que le gouvernement luxembourgeois doivent appliquer une gestion budgétaire rigoureuse en temps d’austérité, l’argent ne peut pas être le principal problème ici : le concours n’imposait pas vraiment de budget exact, et le projet retenu est « le moins cher des trois » nous fait savoir un porte-parole de la Commission, avec quelque 392 millions d’euros, dont 340 pour la construction – c’est effectivement assez peu pour cette envergure si l’on sait que le moindre lycée coûte 120 millions au Luxembourg. « Le prix par mètre carré de ce projet est moins élevé que n’importe quel bâtiment récemment construit au Kirchberg, que ce soit la Cour de justice, la Cour des comptes ou encore la BEI, » souligne encore ce même porte-parole de la Commission.

Inflexibles Néanmoins, les négociateurs du MDDI se montrent inflexibles sur la question des honoraires. En deux ans de discussions, de réunions et d’échanges de lettres, ils ne bougent pas d’un iota. Dans une dernière lettre adressée aux architectes en décembre 2012, le ministre Claude Wiseler affirme qu’il n’y a aucune place pour des négociations sur ce point, invoque la législation européenne sur l’attribution des marchés publics et affirme même avoir invité les deuxièmes du concours, KSP Jürgen Engel Architekten, à venir présenter leur projet et leur demander s’ils sont d’accord avec les conditions des honoraires.

Contacté par le Land par le biais de son attaché de presse, le commissaire en charge et vice-président de la CE, Maros Sefcovic souligne qu’il « appartient désormais à l’État, en sa qualité de pouvoir adjudicateur, d’attribuer le marché. » Harcelé par le Land, le ministre était injoignable sur la question et a fait savoir par ses services que « le choix du projet à construire n’a pas encore été arrêté définitivement », mais que « il va de soi que le bureau d’architectes qui réalisera le projet devra se conformer à toutes les conditions du règlement du concours », et cela « en conformité avec la législation sur les marchés publics, d’un commun accord avec la Commission. » Même si la CE et le MDDI espèrent pouvoir prendre une décision d’ici quelques semaines, puis lancer les travaux, on n’est nulle part encore. Et il est sûr et certain que les lauréats ne se laisseront pas évincer si facilement de ce projet.

En face du bâtiment Jean Monnet 1, un autre chantier gigantesque est à l’arrêt : le Parlement européen (PE) cette fois, 2 500 postes actuellement, y agrandit son siège luxembourgeois, le Konrad Adenauer (KAD). Ici, les procédures sont beaucoup plus avancées : le concours d’architecture avait été remporté dès 2003 par Heine, Wischer & Partner de Stuttgart, avec un budget constructif total de 430 millions d’euros pour 250 000 mètres carrés bruts environ. Là aussi, l’État luxembourgeois met à disposition le terrain pour un euro symbolique, mais le PE agit lui-même en maître d’ouvrage, assisté à la demande seulement par les services de l’État luxembourgeois. Les travaux d’excavation et les forages géothermiques sont achevés depuis mai 2012 – et depuis lors, le chantier est à l’arrêt, le trou béant bien proprement nettoyé et délimité par des clôtures.

En cause : les travaux de gros œuvre n’ont pas encore pu être entamés parce que seulement deux entrepreneurs avaient répondu à l’appel d’offres, a fortiori avec des prix dépassant largement les devis prévus dans le budget. Le projet a donc été remanié, tout comme les procédures d’appel d’offres, dont un deuxième a été lancé en automne 2012 ; l’ouverture s’est tenue en février de cette année et l’attribution des marchés, finalement subdivisés, serait en cours, affirme le service de presse du Parlement suite à la demande du Land, assurant que tout cela a été nécessaire afin de respecter au plus près le budget prévu. Le chantier en soi prendra trois ans pour la partie Est – la nouvelle partie –, puis encore une fois deux ans pour la partie Ouest, qui n’est autre que l’actuel KAD, qui sera remis à niveau. Ce n’est qu’après la fin de cette deuxième phase que tous les services du PE pourront être regroupés ici, aussi ceux qui sont encore installés dans le bâtiment Schuman, place de l’Europe.

josée hansen
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