La reconnaissance du mariage homosexuel existe au Luxembourg depuis septembre 2009. Cela s’est fait en douce, sans trop de vagues, par le simple fait du changement de l’état civil d’une personne transidentaire au sein d’un couple marié. Le couple hétérosexuel était devenu homosexuel par le changement de sexe d’un des conjoints. Et ça n’a pas causé de dégâts à l’ordre public, pour paraphraser l’ancien ministre de la Justice Luc Frieden (CSV), qui avait estimé que la reconnaissance au Luxembourg de mariages homosexuels conclu à l’étranger était « contraire à l’ordre public ».
Le changement d’état civil d’un des conjoints n’a donc pas provoqué de reclassement du couple en une union libre, avec la perte de toute une série de droits liés au mariage. Une solution pragmatique, car juridiquement, une telle destitution de droits aurait été douteuse. D’un autre côté, elle crée un précédent qui met en doute les projets du ministre de la Justice, François Biltgen (CSV) d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels, tout en limitant certains droits, dont l’adoption.
Même si les États n’ont en principe pas l’obligation d’ouvrir le droit au mariage aux couples du même sexe, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a conclu en juin 2010 que la relation stable d’un couple homosexuel relevait de la notion « vie familiale » au même titre que la relation d’un couple de sexe opposé dans la même situation. Une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle ne pouvait être justifiée que par des « motifs particulièrement impérieux »1. Cet arrêt avait d’ailleurs provoqué une opinion dissidente de trois des sept juges, dont le représentant luxembourgeois Dean Spielmann, qui estimaient que comme l’État n’avait pas avancé de justification pour cette inégalité de traitement – lorsque les requérants avaient porté plainte, l’Autriche n’avait pas encore introduit la possibilité d’Union libre –, il avait transgressé l’interdiction de discrimination (article 14 de la Convention).
Actuellement, l’affaire retentissante des mariés de Bègles est pendante devant la Cour. En 2004, le maire de la localité française de Gironde, Noël Mamère (les Verts), avait uni un couple d’homosexuels malgré l’opposition du procureur du tribunal de grande instance de Bordeaux. Le mariage fut ensuite annulé. Après avoir parcouru toutes les instances juridiques françaises, le couple s’est adressé à la Cour de Strasbourg. Les deux hommes allèguent « une atteinte injustifiée à leur droit au respect de la vie privée et familiale, qui inclut le droit pour chaque individu d’établir les détails de son identité d’être humain, et notamment le droit pour chacun, indépendamment de son sexe et de son orientation sexuelle, d’avoir libre choix et accès au mariage ».
Le grand-duché a donc pris les devants en ouvrant l’accès au mariage. Cependant, tous les couples n’auront pas le droit de s’unir civilement, car une des conditions en est que le ou les pays d’origine du couple doivent eux aussi reconnaître le mariage homosexuel. C’est le cas pour les Pays- Bas, la Belgique, l’Espagne et le Portugal. Un Luxembourgeois ne pourra donc pas se marier avec un Français par exemple, parce que la France interdit toujours le mariage des couples du même sexe. « Une discrimination basée sur la nationalité, » s’est indigné lundi François Diderrich, le président de l’asbl Rosa Lëtzebuerg lors d’une conférence de presse commune avec deux autres associations de défense des personnes homo- et transsexuelles Och fir eis et Transgender Luxembourg, dont le président Erik Schneider a aussi soulevé l’impossibilité pour le gouvernement de pouvoir régler toutes les situations de vie commune.
Laurent Boquet, cofondateur de Och fir eis regrette lui aussi qu’en élaborant ce projet de loi, le ministre Biltgen a voulu supprimer des discriminations, mais qu’en même temps, il allait en créer de nouvelles. Notamment en matière d’adoption.
Le ministre a choisi de traiter les deux sujets en un seul projet de loi, même si a priori, la réforme du mariage et l’adoption sont deux sujets bien distincts. Il est d’ailleurs surprenant qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour se mettre en conformité avec la jurisprudence de Strasbourg (arrêt Wagner contre Luxembourg) en matière d’adoption plénière pour une personne monoparentale.
Pour l’élaboration de son projet de loi, François Biltgen s’était appuyé sur les avis de la Commission nationale d’éthique (CNE) et de l’Ombudscomité pour les droits de l’enfant (ORK). Le ministre en avait tiré la conclusion que les couples homosexuels devaient se limiter à l’adoption simple, car le lien y est maintenu avec la famille biologique. La CNE avait estimé que l’adoption plénière par un couple de même sexe avait pour effet négatif que l’enfant n’était pas en mesure « de s’imprégner de la vie commune d’un père et d’une mère et de bénéficier, à travers leur présence active, réelle et symbolique, de l’exercice complémentaire d’une fonction paternelle et d’une fonction maternelle ». La Commission en a donc conclu qu’il y avait « de sérieux doutes que l’extension de l’adoption plénière aux couples de même sexe soit compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant. »
La démarche du CNE n’est « ni scientifique, ni démocratique », répond Rosa Lëtzebuerg, qui regrette que d’autres voix n’ont pas été entendues par les gardiens de l’éthique au Luxembourg. Ils n’avaient apparemment sélectionné que des pédopsychiatres qu’ils connaissaient déjà. Cité par Rosa Lëtzebuerg, leur président Paul Kremer aurait aussi reconnu que les avis exprimés ne « faisaient pas l’unanimité dans le corps professionnel ». L’association pour la défense des personnes homosexuelles s’est ainsi procuré d’autres études, dont une éditée au Bundesanzeigerverlag en 2009 par le ministère de la Justice allemand. La conclusion ne surprend guère : les enfants de parents de même sexe se développent quasiment de la même façon. L’élément décisif n’est pas la structure de la famille, mais la qualité des relations.
L’ORK aussi place l’enfant au centre de l’attention, tout en portant une nuance de taille à l’appréciation de la CNE : « D’un point de vue légal, l’exclusion systématique des couples homosexuels du régime d’adoption plénière n’est plus justifiée » et insiste sur l’importance de l’enquête sociale et des mécanismes de contrôle préalables à toute autorisation d’adopter. Les rapports des travailleurs sociaux « devraient se concentrer sur la capacité et la responsabilité des personnes à devenir parents et non pas sur leur destin ou choix de vie ». Il est aussi confiant qu’avec l’évolution des mœurs, la stigmatisation des enfants issus de l’homoparentalité cessera sans doute un jour. Et de conclure que le projet de loi ne répondait que peu aux réalités sociologiques du pays : « L’interdiction pure et simple au Luxembourg de l’adoption plénière par des personnes seules ou un couple de même sexe ne fera que créer des problèmes juridiques et administratifs qui pèseront lourdement sur les enfants et qui se grefferaient aux autres défis humains et psychologiques inhérents à toute adoption. »
L’initiative du ministre est contraire à l’égalité entre les couples mariés, critique aussi le Centre pour l’égalité de traitement (CET), qui propose l’abolition pure et simple de l’adoption plénière pour chacun. Cependant, l’adoption simple est irréaliste pour une adoption internationale et d’ailleurs, la majorité des pays avec lesquels les autorités luxembourgeoises collaborent n’accordent que des adoptions plénières. C’est le cas pour l’Afrique du Sud, la Colombie, l’Ukraine, le Pérou et la Corée du Sud, donc plus de la moitié des adoptions au Luxembourg, confirme au Land le conseiller du ministère de la Famille en matière d’adoption, Claude Janizzi. Sur la liste de ces pays d’origine, seule la Bulgarie, l’Inde et Haïti acceptent l’adoption simple. Aucun d’entre eux n’autorise l’adoption par des couples homosexuels. Les personnes concernées devront donc plutôt s’adresser aux autorités nationales pour adopter des enfants nés au Luxembourg.
Concrètement, même si les couples de même sexe abtenaient la possibilité légale d’adopter, en pratique ils auraient du mal à satisfaire cette demande. C’est sans doute la raison pour laquelle beaucoup de couples de lesbiennes choisissent l’insémination artificielle.
Finalement, le seul bénéfice de l’accès à l’adoption simple pour les personnes de même sexe demeure la reconnaissance de l’enfant du conjoint. C’est donc aussi une question de responsabilité parentale et de filiation. Dans ce contexte, la question se pose si le parlement ne ferait pas mieux d’intégrer ce projet de loi dans les discussions en cours au sein de la commission juridique sur le divorce. Car celui-ci est de toute façon en train de tabler sur tout ce qui touche au droit de la famille. Les députés y tentent depuis des années de démêler les fils. Ce n’est pas fini.