Jacques Leib a quinze ans, lorsque, en janvier 1938, il commence à travailler comme « apprenti commercial » à la Minerais SA. Fondée cinq ans plus tôt par le légendaire Hans Heinrich Leipziger (alias Henry J. Leir)1, la firme achetait, acheminait et vendait des minerais utilisés dans l’industrie sidérurgique. À partir du paisible et provincial Grand-Duché, le réfugié allemand Leipziger bâtira la matrice d’un réseau mondial de fournisseurs et de clients. Jacques Leib lui avait été recommandé par le rabbin Robert Serebrenik, qui pressentait qu’un job auprès du trader excentrique maximisait les chances du lycéen pour les temps sombres qui s’annonçaient. À regret, Jacques Leib quitte l’école et entre dans la salle de courrier de la Minerais. Il y lira la correspondance entrante et sortante, étudiera tous les ouvrages géologiques et chimiques qui lui tombent sous la main. Wolfram, molybdène, ilménite, rutile, tantale ; petit à petit, il se familiarise avec de nouvelles matières. « He learned a new language, the language of raw material », dit sa fille Linda Lennon, jointe à New York.
Jacques Lennon (alias Jacques Leib) est décédé il y a une année, le 22 juin 2015, à l’âge de 92 ans. Dans la presse luxembourgeoise, sa vie et sa mort sont largement passées inaperçues. (La famille organisera le 22 juin un événement en sa mémoire au « Luxembourg House » de New York.) Lennon, qui avait quitté le Grand-Duché en 1939, avait gardé toute sa vie durant un attachement au pays de son enfance dont il maîtrisait encore parfaitement la langue. Devenu citoyen américain suite à son service militaire, il avait dû attendre l’introduction de la double-nationalité en 2008 pour enfin récupérer son passeport luxembourgeois.
Les « trois L » Eric Lomnitz, Louis Lipton et Jacques Lennon formaient le cercle rapproché, l’entourage de Henry J. Leir. C’était plus qu’une simple association d’affaires, ils étaient unis dans une sorte de communauté de destin. Ensemble, ils avaient fui l’Europe nazie, ensemble, ils avaient transformé la Continental Ore Corporation en firme multinationale, ensemble, ils avaient réussi leur ascension sociale à Manhattan. En novembre-décembre 1939, sur la traversée de l’Atlantique, ils avaient décidé de changer de nom : Leipziger contracta son nom en Leir, Liebenstein se renomma Lipton et Leib devint Lennon. Un nouveau nom pour le nouveau monde, un nom « neutre » pour mieux s’assimiler, et se protéger de l’antisémitisme.
Le lendemain de son arrivée à New York, le 5 décembre 1939, Lennon commence son travail dans les petits bureaux de la Continental, sur la Cinquième Avenue, en face de la New York Public Library. Ses premiers mois à New York furent solitaires ; sans le sou, il fêtera le réveillon de la Saint-Sylvestre à des milliers de kilomètres de sa famille dans une mégapole étrangère. Ses rares heures libres, il les consacre à des séances marathon dans les cinémas et dans les bibliothèques. Trébuchant sur la langue anglaise, Lennon emprunte 300 000 dollars à Henry Leir et s’inscrit au Blue Ridge College en Maryland. Puisqu’il compte parmi les rares étudiants sur le campus à savoir jouer au « soccer », Jacques Lennon deviendra entraîneur d’équipe.
Le 10 mai 1940, Lennon apprend que le Luxembourg a été envahi. Il fait de l’auto-stop jusqu’à Washington où il est reçu par Hughes Le Gallais, l’ambassadeur luxembourgeois. Encore longtemps après, Lennon se remémorera la rencontre. Hébété, Le Gallais aurait sans cesse répété la phrase : « Qu’allons-nous faire maintenant ? » Lennon reste sans nouvelles de sa famille. Mais, tous les mois, il reçoit une boîte de confiserie de chez Namur, qu’il interprète en signe de vie des siens. Lennon tente de faire venir sa famille aux États-Unis, mais, en contrepartie, le Département d’État demande qu’il se porte volontaire pour l’armée. Lennon accepte. Le 15 octobre 1941, avec 132 autres réfugiés, Siegismund et Henriette Leib accompagnés de leurs filles Blanche et Lily quittent le Luxembourg sur le dernier train direction ouest. (Siegismund Leib, qui était le secrétaire d’Esra, la société d’aide aux réfugiés de l’Europe centrale fondée par le Consistoire, revenait tout juste de Berlin où il avait encore plaidé pour des visas cubains.) Le lendemain, quelques minutes après minuit, le premier convoi part en direction inverse, vers le ghetto de Litzmannstadt en Pologne.
Après une longue et pénible odyssée, la famille Leib arrivera à New York le 29 mai 1942. L’adaptation sera dure : le père travaille comme concierge dans un hôtel, tandis que la sœur aînée coupe des diamants, raccommode des bas et garde des enfants. « Jacques became the family patriarch », dit son neveu Mark Wolff. La mère de Jacques aura vécu 34 ans à Manhattan sans véritablement parler l’anglais. « She didn’t need to, which says a lot about New York », dit Linda Lennon. Lors des dîners en famille du vendredi soir, on parlait luxembourgeois. Linda Lennon se rappelle de l’étrange familiarité qui la saisit lorsque, au cours de son voyage de noces en Europe, elle fait escale au Luxembourg : « It was the weirdest experience ; everyone sounded like my grandmother. » Jacques Lennon gardera sa vie durant un léger accent luxembourgeois que son épouse Donatella Lennon – qui, ayant grandi à Rome, parle elle-même avec un accent – décrit comme « a very charming German inflexion. » La diaspora luxembourgeoise s’établit au Nord de Manhattan à Washington Heights. Ce quartier, à l’ombre de la somptueuse George Washington Bridge, était également désigné comme « Frankfurt-am-Hudson » ou « das Vierte Reich ». On y entendait autant l’allemand et le yiddish que l’anglais.
Les Leib y retrouvent de vieilles connaissances luxembourgeoises, comme les Mayer ou les Learsy (une anagramme d’Israel, leur ancien nom de famille). Joint au Connecticut, Raymond Learsy, qui avait fui le Luxembourg alors qu’il était encore un petit enfant, raconte comment, lorsqu’un passant dans la rue demandait la direction à sa grand-mère allemande, celle-ci faisait un grand sourire, puis répondait avec application : « Sorry, vrrong number. » Située près de la Columbia University, la petite synagogue Ramath Orah (traduction en hébreu de « ville de lumière », en référence au latin « lux »), a été fondée en 1942 par Robert Serebrenik, l’élégant et conservateur rabbin luxembourgeois. Pour les Luxembourgeois, c’était un lieu de sociabilité et les femmes s’y réunissaient pour jouer au bridge ; « I think all the ladies in the congregation had a crush on Serebrenik », dit, en rigolant, Raymond Learsy. (Ce chef-lieu à peine répertorié sur la – pourtant très détaillée – cartographie des « lieux de mémoire » luxembourgeois est actuellement en rénovation et rouvrira en 2017.)
En novembre 1943, le private Lennon s’embarque sur un navire militaire direction Oran. À cause de ses connaissances d’allemand, il avait été assigné à la Psychological Warfare Branch. (Arno J. Mayer, un autre jeune Luxembourgeois, deviendra morale officer des anciens hauts responsables militaires et scientifiques nazis, dont Wernehr von Braun, détenus sur une base militaire secrète en Virginie.) Lennon, le gamin de la place Wallis, se retrouvera en tant que script-writer et speaker sur le front d’Italie. Sa mission : convaincre les soldats de la Wehrmacht de déserter. Lennon jouira d’une « indépendance complète » : « I could write and say whatever I considered right, without any interference from anybody », notera-t-il plus tard. Et il ajoutait : « Broadcast was quite interesting, but a bit risky. We found out that the German officers do not like us to talk to their men, and every time I opened my mouth, they opened fire ». Son supérieur hiérarchique décrira un Lennon debout, micro à la main, exposé au « full brunt of the flanking fire » qui déchiquetait l’herbe quelques mètres devant lui.
Lennon devra également interroger les prisonniers de guerre allemands. Un article paru en mai 1945 dans Michigan News décrit le travail de Lennon comme « a psychological x-ray of the moral and fears and attitudes of thousands and thousands of German Wehrmacht prisoners. » Lennon y déclare à propos des soldats allemands captifs : « It seemed that their senses had been drugged, that they no longer could think independently. […] They made excuses for themselves as individuals, but at no time that we could discover did they feel any horror about the Nazi atrocities. » À la fin de la guerre, Jacques Lennon sera envoyé en Autriche, comme « policy editor » des Salzburger Nachrichten, un quotidien lancé par les États-Unis en 1945 comme instrument de dénazification.
Ayant obtenu la décharge de l’armée, Lennon retourne droit dans les bureaux de la Continental à Manhattan. Il y grimpe les échelons et, en 1962, l’ancien commis de bureau est nommé numéro 2. Parmi les firmes actives dans le trading de matières premières, la Continental était « the smallest of the large firms », comme l’exprimait Louis Lipton en 1998 dans une interview accordée au New York Times. Dans les années 1950-1960, boosté par la relance des industries européenne et japonaise, le chiffre d’affaires annuel de la Continental atteint les 500 millions de dollars. Sa taille relativement modeste lui confère une agilité qui fait défaut aux grands concurrents.
Raymond Learsy, qui a travaillé une demi-douzaine d’années sous Lennon, évoque une « frontier mentality » : « We understood what was happening to the commodities and we had the confidence to deal with it. We had contacts overseas, we had the shipping experience, we could line up the financing. Continental Ore did all this in a very quick fashion, because people on staff knew all the elements of the trade. In a bigger company you would have a separate shipping division, a finance section, ... » Un éloge de la petite dimension qui rappelle les discours de plusieurs générations de ministres de l’Économie luxembourgeois (réactivité, chemins courts, pragmatisme). Joint à Dubaï, le Texan John Samuels se rappelle que Jacques Lennon prenait souvent le Luxembourg comme exemple de comment « rester indépendant tout en assurant sa base économique ».
Pour l’État luxembourgeois, Lennon était un fidèle appui. Le trader new-yorkais ne rechignait pas à ouvrir son vaste carnet d’adresses aux hommes d’affaires, politiciens et artistes de passage. « Il faisait les introductions, puis se retirait », se rappelle Egide Thein, qui fut consul général à New York. Marcel Mart (DP), l’ancien ministre de l’Économie nationale (ainsi que de quatre autres ressorts, dont l’Énergie et les Transports), rencontre Jacques Lennon pour la première fois en 1969. Les deux deviendront de proches amis et le resteront. Pour préparer l’enchaînement de réunions avec les CEO américains, reçus en mode speed dating dans une suite du Plaza Hotel de New York, le ministre Mart fait appel à l’expertise de Lennon : « Lorsque j’avais une question, il me fournissait des informations très, très précises ». En 1977, sur recommandation de Marcel Mart, Lennon sera nommé consul honoraire pour New York.
« My clearest memory of my father was bringing him to the airport and picking him up », se souvient Linda Lennon. Autour de la centrale new-yorkaise de la Continental, s’établit un réseau d’une trentaine de sociétés, de Mexico-City à Düsseldorf, en passant par Tokyo, Athènes, Londres, Lausanne et Luxembourg. Ce mini-empire à l’organigramme et à la comptabilité embrouillés était personnellement supervisé par Leir et son cercle restreint. Ils réussirent des coups que personne n’avait estimé possibles. En 1962, la Continental négocia un deal entre l’Afrique du Sud et le Japon. Le régime d’apartheid livrera annuellement 500 000 tonnes de fonte brute à l’industrie nippone. En 1954, la Continental, passant par sa filiale suisse, obtient la représentation commerciale des Österreichische Stickstoffwerke. L’azote autrichien finira comme engrais sur les champs de la République populaire de Chine. Lennon sera le spécialiste du commerce de soufre, un sous-produit de l’industrie pétrolière. (Une grande partie du soufre de la Shell Oil of Canada sera ainsi livrée en Israël pour la production de fertilisants.) En pleine guerre froide, ce rôle d’intermédiaire entre fournisseurs de ressources naturelles du Tiers monde et les industries du Premier et du Second monde n’avait rien d’évident.
Calme, courtois, fin, cultivé, drôle, empathique, charismatique ; la même pléthore d’adjectifs revient dans la bouche de la douzaine de connaissances, collègues et amis de Lennon interrogés dans le cadre de cet article. L’extraordinaire impression que Lennon a faite jusque sur les traders et diplomates les plus désabusés surprend. Aux yeux des Américains, le polyglotte Lennon incarnait la « sophistication européenne ». Un ancien collègue se rappelle un déjeuner de vieux hommes d’affaires. Évoquant Lennon, un des convives se serait exclamé : « He’s the only guy in the business who could screw you over and you wouldn’t even mind it. » Son habitus contrastait avec celui de son milieu professionnel. « Unlike many traders who sue people at the drop of the hat, Jacques was not a litigious person », se souvient John Samuels, un partenaire d’affaires devenu un proche de Lennon. He was a man of good manners, not the typical Wall-Street-person. » Et d’ajouter : « I think he would be horrified of Trump. » David Paley, un ex-officier des marines qui était devenu son assistant en 1964, se rappelle d’un « very private man… in a certain way even enigmatic. And yet you got a sense of great warmth and intimacy in his presence ».
Au sein de la Continental, Lennon contrebalançait Leir : le caractère avenant du numéro 2 apportait un correctif au style autoritaire, prussien et impulsif du numéro 1. Le triumvirat Lennon-Lipton-Lomnitz gardait un intraitable sens de loyauté envers leur chef. La seconde génération des apprentis (que Leir appelait « meine tüchtigen Jungs ») était également en partie liée par leur histoire familiale à Leir. Dans son équipe luxembourgeoise, constituée dans les années 1950-1960, on retrouve ainsi les fils d’Evy Friedrich (Jean-Pierre), de Jean Schneider (Pierre) et de Frank Mayer (Arno). Les pères avaient tous connu Leir durant ses années d’exil luxembourgeois. « These were links that went beyond just being hired. They extended to your history and to your family’s friend-ships », explique Raymond Learsy. Les infidèles qui osaient quitter la firme et s’établir à leur propre compte (comme Pierre Schneider, Raymond Learsy ou Robert Stanton, qui créera Transammonia Inc, une des trente firmes privées américaines les plus importantes) étaient frappés d’anathème.
Aux yeux des politiques et financiers, plus portés sur le court-terme, les plans souvent grandioses de Lennon devaient paraître fantasques. Lennon réfléchissait ainsi sur la possibilité de transporter l’énergie sans câble ni pipeline. En avril 2002, en pleine deuxième Intifada, il envoie une lettre à l’ex-président américain Bill Clinton l’appelant à visiter Arafat à Ramallah pour le convaincre d’appeler à la fin des attentats-suicides et à la relance du processus de négociation. Et d’ajouter : « All this is predicated on the Israelis withdrawing their military forces from the West Bank and Gaza within a specified period of time after Arafat’s declaration ». (Dans une note rédigée à la main, le Président retraité répondit poliment que le conseil était certes bon, mais qu’il ne pouvait assumer un rôle d’émissaire officiel.)
Collectionneur d’art éclectique, Lennon aimait la compagnie d’artistes et d’architectes et comptait I.M. Pei et Frank Gehry parmi ses connaissances. Il était trustee du Peggy Guggenheim Museum de Venise (où il fit entrer la Grande-Duchesse Joséphine Charlotte) et siégeait dans le conseil consultatif du Smithsonian American Art Museum (SAAM). Un projet caressé par Lennon était de faire du Luxembourg une destination pour les amateurs d’art. Jointe à Washington, la directrice du SAAM Elizabeth Broun, se rappelle de la « diplomatie culturelle » de Lennon qui voulait ouvrir une franchise du Smithsonian dans la vieille forteresse du Luxembourg. Au-début des années 1990, Broun séjourna même une semaine au Grand-Duché et y rencontra les responsables politiques et culturels, mais, côté luxembourgeois, le projet ne se concrétisa jamais. À la fin de sa vie, Lennon rêvait d’un grand musée dans l’ancien palais de l’Arbed.