Gérard Trausch est un modèle en fin de série. Il fait partie d’une des dernières générations de « profs » du secondaire qui sacrifiaient leur temps de loisir aux recherches scientifiques. En 1969, à l’issue de ses études en économie à l’Université catholique de Louvain, il hésite entre devenir haut fonctionnaire à l’Inspection des Finances, banquier à la Kredietbank ou professeur dans l’enseignement secondaire. Il décide d’entrer à l’Athénée de Luxembourg, refuge du mandarinat grand-ducal du temps d’avant l’Uni.lu. À première vue, Gérard Trausch semblait prédestiné, comme frère cadet de Gilbert Trausch, à intégrer un des instituts créés par le ministère d’État pour récompenser ses intellectuels organiques. Or ce chercheur minutieux et discret, loin des mondanités et des grands discours, ne demande pas de « détachement » ; sa thèse de doctorat (sur la démographie), il la rédige cloîtré chez lui au Limpertsberg, pendant les soirs et les vacances scolaires. Mais, durant ses années comme prof, il aura gardé en arrière-tête l’idée de rédiger une histoire économique du Luxembourg.
Entre 2009 et 2015, le retraité publie coup sur coup trois fascicules sur l’histoire économique et sociale du Luxembourg durant les deux derniers siècles, édités (sans grand soin) par le Statec dans sa série Cahiers économiques1. Probablement un projet d’une telle magnitude (dans un seul volume, l’auteur aborde entre autres la société agraire, les régimes français et néerlandais, la démocratie, la protection sociale, la démographie, la construction européenne, la concurrence, le chômage et la place financière) était-il voué à l’échec. En absence d’un souffle narratif ou d’une grille d’analyse unitaire, la fresque historique finit par se fissurer en bullet points. Les trois parties de la trilogie se recoupent et les répétitions sont nombreuses, et lassantes. Mais, en fin de compte, c’est un échec fructueux. Celui qui saura exploiter les trois textes comme outil de travail, y trouvera d’innombrables pépites qui ouvrent sur autant de nouveaux points de départ.
À l’inverse d’un Emil Haag (Une réussite originale – Le Luxembourg au fil des siècles ; 2011), Gérard Trausch n’écrit pas une histoire des « grands hommes » ; il pense en termes de classes sociales. Ainsi pose-t-il d’emblée la question des rentes de la bourgeoisie. Le Code civil de 1804 « sacralise la propriété foncière », mais, pendant longtemps, la bourgeoisie locale « ne peut guère vivre de sa rente sans travailler ». Ce n’est que plus tard que les directeurs-propriétaires et leurs descendants tireront une « rente en relation avec leur qualité d’actionnaire de la nouvelle industrie sidérurgique ». Les « Vingt splendides » – qui, au Luxembourg, suivront les « Trente glorieuses » – marqueront le retour de la rente immobilière, grâce à un secteur financier qui « a besoin à la fois de bureaux et de logements pour les employés de banque ». Les rentes les plus « juteuses », note Trausch, proviennent du reclassement de terrains agricoles en terrains à bâtir : « À la différence des rentes financières, celles-ci ne sont ni volatiles ni exposées à la crise. Elles se transmettent par héritage, ce qui fixe dans la durée les situations de rente. » Et de se demander : « Toutes proportions gardées, est-ce une résurrection de la société des propriétaires d’avant la révolution industrielle ? »
L’année 1919, marque le début de la fin du règne « absolu » de la bourgeoisie. Au sortir de la Première Guerre mondiale, « la population ne reconnaît plus le bien fondé de la domination bourgeoise ». Celle-ci vacille non seulement sous les coups du suffrage universel, mais également, comme le rappelle Trausch, de l’introduction, dans une optique de redistribution sociale, d’un l’impôt progressif sur le revenu (même si le barème maximal n’était alors que de six pour cent). Mais « malgré le recul des ‘dynasties’ bourgeoises et malgré le partage du pouvoir politique avec les classes moyennes et le monde ouvrier », la bourgeoisie reste la « classe dominante » et continue de jouer « un rôle essentiel dans la politique du pays ». Sur ces dernières décennies, Gérard Trausch identifie la montée de deux nouvelles élites : une « bourgeoisie issue de l’économie des services » et intimement liée à la place financière (avocats d’affaires, experts-comptables, associés des Big Four) ainsi qu’une « bourgeoisie de spéculation [… ] plus difficile à saisir ».
Gérard Trausch a une sensibilité chrétienne-sociale – il se décrit lui-même comme « un homme du milieu ». Il est loin de tout sectarisme et n’hésite pas à incorporer dans ses analyses des sociologues (Pierre Bourdieu, Armand Mattelart, Michael Hartmann, Wolfgang Streeck ou le couple Pinçon-Charlot) et des historiens (Albert Soboul ou Eric Hobsbawm) issus de la tradition marxiste. (Parallèlement, Trausch recourt à des mots d’ordre libéraux comme « assistanat », « arrosoir social » ou « peur du risque ».) Entre 2009 et 2015, au fil de ses lectures éclectiques, il a soumis ses thèses à une constante révision. Car Trausch est d’abord un lecteur insatiable qui commande des livres par dizaines chez Alinéa. (« D’autres se sont achetés une Jaguar, moi j’ai tout investi dans des livres et j’ai roulé en Nissan », dit-il.) L’effet de cet appétit de lecture, c’est que la trilogie trauschienne se transforme en assemblage de notes de lectures. Les théories économiques et sociologiques, Trausch les cite plus qu’il ne les applique. Ainsi, quelques pages durant, il tente d’unifier son dernier livre sous le signe de la « théorie de la régulation », avant de passer à autre chose. (Née dans les années 1960 et conçue comme critique radicale du programme néoclassique, l’école de la régulation voulait sortir l’économie de sa « splendide isolation » et la confronter avec l’histoire et la sociologie).
Le triptyque trauschien doit être lu dans la veine des grandes fresques historiques écrites dans l’après-guerre par Carlo Hemmer et Paul Weber. Or, à l’inverse de ses anciens directeurs de la Chambre de commerce, Gérard Trausch s’intéresse de près à la question sociale et aux conditions de vie de la population. Ainsi, évoque-t-il la cécité sociale des notables du XIXe siècle – à la fois libéraux et autoritaires – qui ne s’occupent du chômeur et de l’ouvrier que sous l’aspect de la répression de la mendicité. Quant au Code civil de 1804, il aurait mis « le droit du côté de la bourgeoisie », l’ouvrier se retrouvant « complètement désarmé vis-à-vis du patronat ».
Au début des années 1980, une génération d’économistes luxembourgeois (dont Gérard Trausch ne faisait pas partie) tentait de développer des modèles théoriques adaptés aux petits espaces économiques. Alors que l’industrie sidérurgique sombrait et qu’émergeait la place financière, ils s’intéressaient aux « fruits » que l’État pouvait tirer de sa souveraineté (d’Land du 2 janvier 2015). Parmi les jeunes économistes, on retrouvait alors Gaston Reinesch (devenu gouverneur de la Banque centrale du Luxembourg), André Bauler (député DP), Serge Allegrezza (directeur du Statec), Guy Schuller (qui travaillait également au Statec) ou encore Patrice Pieretti(le seul à avoir poursuivi une carrière à l’Uni.lu). De cet élan intellectuel, il n’est pas resté grand chose. Aujourd’hui, les chercheurs de l’Uni.lu s’insèrent dans un milieu universitaire dominé par les rankings internationaux. Sur ce marché académique globalisé, des recherches portant sur l’économie du micro-État luxembourgeois sont difficilement monnayables et, en absence d’incitants, le sujet est largement laissé en friche. Or, de la croissance économique au marché du travail, en passant par le secteur immobilier et la fiscalité internationale, les spécificités locales mériteraient une attention particulière.
L’approche socio-historique de Trausch est en déphasage par rapport au courant dominant (néoclassique) avec ses modélisations mathématiques, aussi abstraites que décontextualisées. Libérées du carcan de l’économie universitaire et de ses doxas étroites, les recherches de l’ex-professeur du Kolléisch apparaissent comme des ovnis. Ainsi, son dernier fascicule, sorti en avril 2015, est passé quasi-inaperçu. Tandis que les économistes y cherchent en vain des équations mathématiques, les historiens n’y trouveront qu’assez peu de sources d’archives. Or c’est précisément cette position intermédiaire, à cheval entre plusieurs disciplines, qui rend les synthèses de Trausch intéressantes.
Au Luxembourg, le discours économique est un éternel retour à de vieilles obsessions, dominé par une poignée de fonctionnaires patronaux et syndicaux (à l’occasion déguisés en « think tank »). À moins qu’un auteur de bestsellers comme Jeremy Rifkin réchauffe l’avant-dernier hype de la Silicon Valley et permette ainsi aux responsables politiques luxembourgeois de se faire passer pour des visionnaires. Quant aux économistes du Statec et de la Banque centrale du Luxembourg, ils fournissent des chiffres, mais restent réticents quant à l’interprétation, par crainte que ne leur échappe un discours « normatif » qui risquerait de mettre en péril leur devoir de retenue politique.
Pour Gérard Trausch, « le Luxembourg est situé plus près de l’ordolibéralisme que du keynésianisme. Le couple production/consensus social y a été une vraie réussite ». Il n’est pas un ami du néolibéralisme. Pour lui, la shareholder-value, « c’est l’enfer », « l’idée la plus bête du monde » : « L’entreprise travaille au seul profit immédiat des actionnaires et au détriment de toutes les autres parties prenantes de l’entreprise : salariés, fournisseurs, clients ; tous sont pressurisés à souhait ». Trausch s’oppose à la « marchandisation de la protection sociale », en partie par conservatisme. Il s’agirait, écrit-il, d’un système qui « fait partie de nos institutions et [qui] à ce titre mérite respect et préservation ».
Pour Trausch, « la première mondialisation » a renforcé l’État luxembourgeois qui, en nationalisant les richesses du sous-sol et en lançant un emprunt par obligations pour financer la construction des chemins de fer, avait posé les bases pour attirer les facteurs de productions au Luxembourg. Il désigne la création d’une administration luxembourgeoise à partir des années 1840 comme une « révolution institutionnelle […] intimement liée à la révolution industrielle. Les deux se complètent judicieusement. » La « seconde mondialisation » (celle de la fin du XXe siècle) aurait par contre « généré un recul de l’État luxembourgeois ». Les décisions stratégiques concernant les succursales bancaires sont prises en dehors du Grand-Duché (auprès des maisons-mères à Francfort, Londres ou Beijing) et « les entreprises multinationales privent l’État luxembourgeois d’une grande partie de son pouvoir économique », écrit Trausch.
Dans sa thèse de doctorat soutenue en 2006, l’historien Charles Barthel avait décrit l’emprise des barons de l’acier sur l’État luxembourgeois dans l’entre-deux-guerres : « En raison des effectifs fort modestes de l’administration publique, les gouvernements […] doivent nolens volens faire appel aux bons offices des cadres supérieurs de la sidérurgie pour préparer certains dossiers ou pour représenter à titre d’experts leur patrie aux grands rendez-vous internationaux. De même, à défaut d’un réseau étendu d’ambassades luxembourgeoises, les agents de la Columeta et de la Sogéco font de facto figure de ‘corps diplomatique’. » Et de conclure : « On chercherait en vain pareille constellation ailleurs dans le monde. » Ce mélange d’intérêts continue à l’âge offshore : Entre mai 2013 et mai 2014, le ministère des Finances envoya l’ancien tax leader de Deloitte Georges Deitz (renommé en « consultant » du ministère) représenter le Luxembourg aux négociations sur Beps à l’OCDE.
Quel est le degré d’indépendance de l’État luxembourgeois vis-à-vis de ces Léviathans économiques ? De quoi l’Arbed-Staat était-il le nom ? Et de quoi parlons-nous lorsque nous parlons de Banke-Staat ? Ces problématiques régulationnistes, Trausch ne fait que les frôler. Dans sa conclusion, il déplore que la politique économique soit « laissée en grande partie aux mains des technocrates », parmi lesquels il compte les grands cabinets en conseil. « Ce dont le Luxembourg a besoin, écrit-il, c’est de davantage de légitimité démocratique, dans le sens d’une réduction de la dépendance vis-à-vis du corps des technocrates économiques et financiers. » L’apparente contradiction entre souveraineté étatique et capitalisme mondialisé a été résumée par le politologue anglais Ronen Palan dans l’excellent The Offshore World paru en 2003 : « On the one hand, the offshore economy is driven by the desire of individuals and firms to escape regulation, taxation and public scrutiny. Paradoxically, however, the offshore world was created in the first place, and has been supported and maintained ever since, by the very state system it is supposed to evade. »